«Le système politique gère une vieille Algérie»



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Spécialiste de la sociologie politique qui scrute depuis des années les dynamiques politiques et sociales qui «agitent» le pays, Nacer Djabi pose un regard différencié sur une sociologie électorale bien algérienne. «Dans le cas du système politique dominant, l’élection n’opère pas de changement, mais la stagnation.» «Une situation qui pousse plus de 70% de la population en dehors du jeu politique qui du coup n’est pas représentée dans les institutions politiques», ajoute Nacer Djabi. Le pays organise son cinquième scrutin législatif sans parvenir à dégager de nouvelles majorités politiques, une exception politique. Peut-on parler d’une élection à l’algérienne ? Nous avons en effet des éléments et des tendances qui nous autorisent à soutenir cette thèse. Quelles sont alors ces spécificités ? Formellement, les élections en Algérie connaissent une stabilité depuis 1997, elles se tiennent de manière périodique donnant l’impression d’une stabilité politique. Cependant, d’un point vue politique, ces élections ont conduit à une stagnation et non à une dynamique de la vie publique. Les détenteurs du pouvoir savent bien qu’au lendemain de chaque scrutin, le système ne sera pas chamboulé, encore moins déstabilisé. Les élections n’opèrent pas de changements profonds sur la carte politique algérienne. Elles produisent une stagnation, alors que le pouvoir politique veut faire croire à une stabilité. Se pose alors la question de la fonction de ces élections. Nous savons d’avance que ces élections ne vont pas impacter le système dans ses fondements. Elles sont sans enjeu politique et non mobilisatrices. Le seul enjeu concerne uniquement les partis et les candidats et leur environnement familial et tribal. En résumé, les élections, dans le système actuel, ne mènent pas vers le changement politique, ne mobilisent pas, ni ne transforment la carte politique. Et la conséquence directe est l’indifférence qu’elles suscitent chez le citoyen. Les taux de participation sont dans une courbe décroissante. Cela n’a-t-il pas conduit justement à un changement dans la sociologie électorale ? Absolument. Traditionnellement, les élections captent l’intérêt des catégories de fonctionnaires, d’instituteurs, des professeurs, en gros ceux qui ont pour employeur l’Etat. Mais avec les changements dans la société, il est apparu un  phénomène qui est celui des nouveaux riches et des patrons qui ont un autre rapport aux élections. Il ne s’agit plus pour eux de s’assurer une promotion sociale, mais d’avoir une immunité, une proximité avec la rente et les centres de décision au niveau central. Nous sommes en présence d’un nouveau profil politique qui n’aspire pas à représenter les citoyens, mais à satisfaire des ambitions en tant qu’individu pour faire fructifier ses affaires. Des affairistes dont la richesse est suspecte deviennent des députés pour s’assurer une certaine reconnaissance sociale. Alors qu’historiquement, la bourgeoisie traditionnelle ne s’intéressait pas aux élections, elle s’est contentée de sa légitimité économique et sociale. Le profil politique du prétendant à un siège au Parlement n’est plus alors celui d’un militant classique ? Le profil militant porteur d’idées qui adhère à un projet de société tend à disparaître au profit de personnes qui monnayent leurs sièges sur les positions éligibles. Elles n’en ont cure de l’idéologie ou du programme du parti. Les places se vendent et s’achètent comme on a eu à le vérifier dans la confection des listes du FLN. C’est un phénomène est apparu dès 2002. Les partis sont devenus un faire-valoir. L’intérêt est plus croissant pour se porter candidat que de se mobiliser autour d’un parti et d’un projet à défendre. Les candidats se bousculent et les notables locales veulent arriver au Parlement pour avoir une visibilité et une notabilité nationales. Dans ce paysage, quel est le comportement du corps électoral ? C’est justement à l’aune de l’interaction des citoyens avec l’élection que l’on pourrait comprendre et mesurer la relation du système politique avec la société. On observe au rythme des élections que les villes y participent peu. Plus la démographie est grande, plus la participation est faible. Contrairement aux régions démographiquement faibles, où les taux de participation sont élevés. Dans les Hauts-Plateaux, le Sud et dans les zones rurales, l’élection mobilise plus la société traditionnelle en hystérisant les liens du sang. A Tébessa par exemple, les Nemouchi et les Harkatis participent parce qu’un des leurs est candidat. Les élections dans ces régions ravivent les appartenances traditionnelles tribales. Et on assiste à un jeu politique intéressant entre le parti et le clan ou la tribu. Qui utilise l’autre ? Les technocrates des partis s’estiment intelligents et se disent qu’ils manipulent les tribus. Pour rester à Tébessa, les partis choisissent la tête de liste parmi les Nemouchis, un Yahiaoui second et un Deradji en troisième position pour s’assurer les voix de ces tribus et pouvoir battre les partis concurrents. Mais en réalité, ce sont les tribus qui, conscientes de leur prépondérance, manipulent les partis en réussissant à placer leurs candidats dans tous les partis politiques en compétition. Au final, quel que soit le parti gagnant, elles ont leurs représentants. Le sociologie électorale est-elle homogène au plan national ou bien se détermine-t-elle par des particularités régionales ? Effectivement, il existe ce qu’on pourrait appeler des élections à l’algérienne qui produisent une carte politique nationale avec des spécificités régionales. Elle se décline différemment de la Kabylie aux Hauts-Plateaux, du Sahara aux grandes villes. Chacune de ces régions a ses particularités démographiques et sa profondeur politique en interaction sous des formes diverses avec les élections en termes de taux de participation et de qualité des votes. La Kabylie est connue depuis l’indépendance pour une participation faible aux élections nationales et aux référendums. Plus fortement structurée et mieux encadrée politiquement, son suffrage est ciblé. Il va souvent vers les partis les mieux implantés dans cette région, comme le FFS et le RCD, mais dans une moindre mesure pour d’autres partis et candidats. Ce que l’on peut aussi observer en Kabylie, c’est la surveillance stricte et un contrôle ferme du scrutin par les électeurs. Cela ne laisse aucune marge de manœuvre à l’administration pour frauder. Les résultats des élections jouissent d’une grande crédibilité. Dans la région des Hauts-Plateaux et le Grand-Sud, les élections se caractérisent par un taux élevé de la participation en raison du rôle des tribus et des clans qui est déterminant. Un phénomène sociologique très fort qu’on peut observer à Djelfa, Laghouat, M’sila, El Bayadh… Dans ces régions, l’électeur fonde son choix électoral sur l’appartenance tribale. Il vote pour le candidat de son clan d’abord, l’appartenance partisane et les programmes sont de moindre effet. Par ailleurs, les grandes villes aux nombres de sièges importants sont souvent marquées par un taux de participation très faible, une absence de surveillance des électeurs et une incapacité des partis à encadrer le processus, ce qui laisse la voie ouverte à la fraude massive. Il ne faut pas perdre de vue que les grandes villes n’échappent pas non plus au régionalisme. Une sociologie rendue moins visible en raison d’un scrutin aux listes proportionnelles. Et en terme de catégories d’âge, qui se mobilise le plus et le moins ? L’analyse approfondie nous montre que la tendance de la non-participation touche largement les jeunes diplômés et lettrés. Cette catégorie est fortement implantée dans les grandes villes. C’est un autre indice révélateur d’une crise de confiance. A partir de ce constat, on peut conclure que notre système politique ne sait gérer que le rural et les vieux. Il a coupé les ponts avec les jeunes et les villes, finalement avec la majorité de la population. Le système politique est en train de gérer une vieille Algérie. L’Algérie réelle, qui travaille et qui étudie lui échappe totalement. Le discours politique dominant n’a plus aucune emprise sur l’Algérie d’aujourd’hui. Nous sommes en présence d’un système politique avec un discours et des institutions qui ne gouverne plus la vraie société. C’est une situation extrêmement dangereuse. C’est le cas aussi pour le parti politique ? Cette situation a impacté aussi l’institution partisane. Le parti est fermé aux transformations que connaît la société, il n’exprime plus les évolutions sociétales. Il a des difficultés, par exemple, à trouver des femmes candidates alors que la société dans ses strates qualifiées et diplômées se féminise. Les mêmes difficultés à capter la jeunesses. Cela veut dire que le discours ne parle plus à ces catégories. La rhétorique nationaliste et l’islamisme politique ne font plus vibrer. Le peuple a besoin d’élections qui débouchent sur un changement de la carte et du système politiques, dans le discours, des élites, des institutions et dans la façon de conduire les affaires. Comment voulez-vous qu’un jeune de Skikda participe aux élections de 2017 pour faire élire Saïd Bouhadja (tête de liste FLN), qui était peut-être mouhafedh en 1962 et a atteint les 80 ans. Ce système politique n’a trouvé à Skikda avec ses élites et ses universitaires qu’un Bouhadja. C’est la démonstration d’une rupture entre les institutions, les partis et les élections comme forme de mobilisation d’une part et la vraie société d’autre part. Qu’implique une telle situation ? Nous sommes dans une situation politique incertaine et périlleuse. Les institutions et les élites politiques sont d’un côté et la société réelle de l’autre. Il y a un fossé énorme entre le système politique, ses élites, ses institutions, son discours, sa gestion et la société. Les institutions tournent dans le vide. Face à une telle «vie politique», la manipulation devient facile. Des groupes de pression, qui disposent de l’argent, peuvent manipuler facilement les masses, dès lors que la société réelle et active s’est retirée du jeu politique. Les militants ont déserté les partis devenus otages des apparatchiks et des affairistes changent de nature. Nous sommes en train d’offrir les institutions politiques du pays aux groupes de pression et d’affairistes aux intérêts étroits. Et le jour où on aura de vraies élections, on aura des difficultés sérieuses qui peuvent provoquer une rupture violente, parce que le système craquera. L’architecture du système actuel ne permet pas des élections avec un enjeu politique réel. Comment sortir de cette impasse ? Il y a urgence de réhabiliter le politique et la politique et de redonner un sens aux élections de sorte qu’elles remplissent leurs fonctions politiques. Dans le système politique actuel, on ne peut tenir des élections à enjeu politique sérieux, d’où la nécessité d’un consensus. Si l’on veut une élection présidentielle en 2019 réelle, elle devrait être précédée par un compromis négocié des forces politiques et sociales. Et si le changement ne s’opère pas par les partis et les couches moyennes à travers des élections, il va se faire par la rue et dans la violence, parce que conduit par des catégories sociales non organisées, non structurées, non encadrées et non politisées. Soit il faut recréer une société politique avec des partis sérieux et une classe moyenne lettrée, organisée et consciente de son rôle historique dont l’intérêt est dans un système qui évolue, sinon c’est la porte ouverte à l’aventure de la rue.  


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