Patriotes du soir



...


Cela faisait presque un mois que Ali Quat'chevaux attendait l'arrivée d'Emmanuel Macron, le président français.


Il alerta Walid, son copain d'enfance et deux ou trois autres gars du quartier. Il fallait marquer le coup en taillant une bavette avec Macron.


Coûte que coûte.
« Je lui pose carrément la question du visa où j'y vais à la menace ? »


-Calme-toi, kho ! Lui dit Salah Kairawan, tu imagines que son service de sécurité va te laisser faire ? Je ne te parle pas de nos hnoucha : ils te cloueront au premier mur.
- Mais quand je dis « menace », c'est pas MENACE ! Je fais allusion, kho ! Comme quoi si tu ne donnes pas le visa, ce sera la harga ! Tu veux ou tu veux pas, on vient !


Walid secoua l'index en direction de Ali : « Tu as raison ! Il y a une idée là-dessous : même si on foire notre coup, on nous verra causer à Macron et lui balancer des trucs comme quoi il ne nous impressionne pas. Et si on se vautre, tout le monde croira qu'on se paie sa tête.


Ali hocha la tête : « Il y a du vrai là-dedans ! Keyna ! »


Les autres étaient déjà excités à l'idée de faire les clowns devant des millions de téléspectateurs. Même si le service de sécurité les malmenait, ils passeraient pour des héros.
« Il faut y aller mollo, ya djemaa ! »


C'était Rachid Bomba, le vulcanisateur, un type aux grands airs, toujours en train de la jouer sage du quartier.
- Lâche-nous Rachid ! Tu viens ou tu viens pas ?
-Bien sûr que je viens ! Tu plaisantes ou quoi ? La télé, mon frère ! On va se payer le président des français !

Le mercredi 6 décembre, la bande était devant le Milk Bar : sans bombe à poser et sans un sou pour s'acheter des cocas-tomate. Cinquante cinq ans après l'indépendance, les jeunes avaient terriblement changé. Beaucoup plus d'humour et une ambition à faire tomber les montagnes : aller en Europe.
Ils étaient là, un peu inquiets quand même mais affichaient de larges sourires pour donner le change.
Il faisait frisquet mais la perspective d'une bonne exhibition les électrisait. Ils ne tenaient pas en place : Walid devait les freiner de peur que les habituels agents des services de sécurité qui s'étaient glissés parmi les badauds ne les remarquent.

Le brouhaha qui provenait de la rue BenMhidi les alerta et ils virent bouger une masse informe de gens aux têtes de différentes couleurs : des blondes, des brunes et même des chauves.

- Ils sont là ! Souffla Ali.
On voyait la tête de Macron qui souriait en permanence.
- Ce n'est plus un sourire, c'est une paralysie faciale ! Glissa Salah Kairawan en souriant, content de son bon mot.


Les autres ne réagirent même pas. Autant ils fanfaronnaient cinq minutes avant, autant maintenant ils avaient pris un air sérieux et un peu coincé.
Ali déglutit péniblement.
C'était carrément l'angoisse.
Rachid ricana : « Vous laissez tomber ? »
Salah explosa : « Ah ! Maintenant c'est « VOUS » ! Tu es venu en curieux ou tu nous accompagnes ? Mais tu n'es pas un homme, toi ! Aucune odeur d'homme chez toi ! Ça y est ! Tu nous plantes... »


Salah allait le remettre à sa place avec un proverbe bien senti quand il vit Ali bouger.

« Yew ! Ali a démarré, les gars ! »


Et tout le monde emboîta le pas à Quat'chevaux. Au trot.
Autour de Macron une nuée de femmes et d'hommes de tous âges tournoyait en cherchant la brèche pour aller saluer le jeune président.


« Tu as vu ces minables ! Ils ont vu le président français, on dirait qu'ils ont vu un prophète ! Tfou ! »


Ali était déjà dans la mêlée. Il se glissa adroitement entre deux vieux qui s'agrippaient plus pour ne pas tomber que pour avancer et se retrouva à un mètre de Macron.
Il avait la gorge sèche. Ses lèvres bougeaient faiblement mais aucun son ne sortait.
Macron était pile devant lui, un grand sourire aux lèvres. C'était une invitation claire à parler.


« El visa ya Macron ! »
Puis, se rendant compte qu'il avait parlé, il cria : « On veut le visa, sinon on vient à la nage, kho ! »
Il n'eut aucun souvenir de ce qui s'était passé après mais il se retrouva dans le Milk Bar avec sa bande qui le réveillait au milieu des caisses en plastique et du vendeur de mhajeb qui hochait la tête d'un air malheureux.


-Pfff ! S'évanouir de joie devant le président de la France ! Si c'est pas malheureux !
Le soir même, Ali vit à la télévision un responsable du gouvernement qui disait à Macron « Bienvenue en France ! »


Une femme étreignait le président français de toutes ses forces et l'embrassait avec le talent d'une ventouse.
Des jeunes et des moins jeunes entouraient le jeune président avec des sourires niais.


Il en fut complètement dégoûté et décida sur le champ de publier un statut facebook incendiaire où il dénonça tous ces brosseurs, ces lécheurs, ces HARKIS !


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