Séisme

15 ans déjà… l’impossible deuil



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15 ans après le séisme du 21 mai 2003, El Watan week-end est retourné à Boumerdès, au quartier des 1200 logements. Un quartier qui a enregistré le plus de pertes humaines : 500 morts. Des dégâts énormes, des immeubles affaissés, éventrés, déstructurés. Des images qui ont fait le tour du monde. Témoignages d’hommes qui essayent de se reconstruire. Quand j’ai cherché à entrer en contact avec des survivants du séisme de mai 2003, j’étais loin de penser que j’aurais beaucoup de difficultés à trouver des témoins. Non pas qu’il n’y en ait plus, mais parce que les survivants ne veulent plus raconter. Rien de plus normal. La blessure est encore là. On n’ose pas la rouvrir. Ou l’on ne peut pas. Il faut du courage. Des récits poignants, à nouer les gorges dans un sanglot contenu. Alors, la parole s’estompe. Elle refuse de raconter. Parfois, des mots s’échappent et c’est le flux ininterrompu. Deux témoignages à visages voilés. Par respect et pudeur, ils ne veulent pas décliner leur identité. On appellera l’un Malik, la trentaine, et l’autre Ghano, la quarantaine. Malik, de la douleur naît la haine Malik était adolescent quand le séisme a frappé : «Je ne veux pas parler de ça. A quoi ça sert ? Dire qu’on a été complètement délaissé, qu’on nous a envoyé des soldats armés de kalachnikovs au lieu de pelles et de pioches pour secourir les personnes qui étaient ensevelies sous les décombres. J’ai perdu un frère et une sœur. Je me rappelle qu’on m’a envoyé chez un psychiatre qui me posait des questions débiles. Je lui ai dit d’aller se faire f…. Ma mère, elle, a eu moins de chance. Elle a enduré les médicaments antidépresseurs durant cinq ans. Ça a bousillé sa vie. Elle est morte il y a dix ans. Seuls mon père et moi sommes les rescapés du séisme. Aujourd’hui, j’essaie de m’en sortir en m’occupant des jeunes que j’espère sauver de la drogue et de l’alcool. Ceux qui n’ont pas eu la chance de quitter le pays s’enfoncent dans la consommation de psychotropes pour, croient-ils, effacer les traces du cauchemar qu’ils ont vécu et de la douleur qu’ils traînent. Des familles sont restées livrées à elles-mêmes dans des tentes puis dans les chalets durant des années. Depuis peu on a pu regagner nos maisons reconstruites en 2012 au prix d’une attente interminable et de  batailles bureaucratiques sans fin. Mais la vie ressemble à un long fleuve stagnant et noir. Pour nous, elle ne s’éclaircit jamais. Les jeunes font face à un abandon total des autorités. Aucune structure sportive ni club et encore moins une infrastructure digne de ce nom dans un quartier construit dans les années 1970 et qui n’a depuis subi aucune amélioration. Est-ce normal ? Regardez, même l’éclairage public manque, les fils des poteaux électriques sont débranchés. Pas de café. Alors comment oublier, où aller, que faire sinon s’enfoncer, se défoncer ? Je vais m’arrêter là, je n’en dirais pas plus. Mais je vais quand même vous mettre en contact avec quelqu’un.» Malik en a trop sur le cœur pour poursuivre le récit. Sa douleur se confond encore avec sa haine. Mais à sa décharge, il faut reconnaître qu’aucun suivi psychologique continu, aucun encadrement n’ont pris en charge cette jeunesse qui avait l’âge de se souvenir. Ces jeunes qui n’ont pas vécu leur jeunesse n’ont pas encore fait leur deuil. Les images du séisme et de l’après-séisme les hantent toujours. Car il ne faut pas oublier qu’ils ont passé un an dans les tentes puis neuf ans dans les chalets à courir après la reconstruction de leur logement. Ghano, l’architecte sinistré Et qui mieux qu’un ingénieur survivant du séisme pourrait raconter et expliquer les souffrances endurées. Ghano est un homme équilibré. Sa foi a joué un grand rôle dans sa volonté de surmonter ce qu’il appelle «l’épreuve». Sa formation intellectuelle y a énormément contribué. Il est l’exemple, rare et chanceux, de la personne qui a su muer sa douleur en énergie. Il est devenu constructeur et aura réellement une part importante dans l’installation des chalets. Mais avant, lui aussi a traversé une période éprouvante. Son récit apporte des éclairages contrastés mais non moins véridiques : «Ce mercredi 21 mai 2003, j’étais à la maison au quartier des coopératives, qui se trouve sur l’autre versant de la colline par rapport aux 1200 logements où résidaient mes parents. J’étais en train de regarder un match. Vers l’heure du maghreb (coucher du soleil), ma mère qui avait la cinquantaine a ressenti des secousses qui ont provoqué son étourdissement. C’est elle qui m’a alerté. Puis, les secousses se sont accentuées. On est sortis précipitamment. Mais on n’avait pas encore pris conscience de ce qui arrivait. C’est une fois dehors qu’on s’est aperçu de l’ampleur des dégâts. En fait, le rez-de-chaussée de notre immeuble s’est enfoncé sous terre sous le poids des étages supérieurs qui gardaient encore leur structure. Mais, l’immeuble en face s’était complètement affalé. Ma première pensée, une fois ma mère mise à l’écart des habitations, fut pour mon père qui était à une fête aux 1200 logements et à mon frère qui s’y trouvait également. Alors, je m’y suis rendu. Le spectacle était saisissant. Plusieurs bâtiments étaient coupés en deux, d’autres ressemblaient à des collines de gravats. Notre immeuble était très atteint. Au moment du séisme, une femme qui était au balcon a été éjectée du 3e étage par la puissance des secousses. Un phénomène de millefeuille avait frappé des immeubles entiers : les étages s’entassaient les uns sur les autres au point de former un ensemble compact qui avait écrasé littéralement les habitants qui s’y trouvaient quelques instants plus tôt. Des caves, situées au sous-sol, parvenaient des voix et des appels de détresse. Des personnes y étaient prisonnières. J’étais en train de planer devant une tragédie que je n’imaginais pas possible. Je me rattachais aux certitudes. Mon père était vivant. Je décidais de retourner auprès de ma mère au niveau des coopératives. Les pompiers s’affairaient à sortir des enfants pris au piège au moment où ils révisaient en prévision des examens. Heureusement, ils ont tous été sauvés.» vision apocalyptique «Mais les répliques se poursuivaient provoquant la destruction de ce qui demeurait rattachés par quelques morceaux de fer. Des gravats menaçaient encore plus ceux qui s’aventuraient trop près des immeubles qui tenaient à peine. Aux coopératives 2e tranche, je découvrais une vision apocalyptique : la moitié des bâtiments n’étaient qu’un tas de blocs de béton et de ferraille. Des morts étaient retirés des décombres. On s’était rapidement organisé pour les acheminer vers la salle omnisports transformée en morgue. Les cadavres s’y amoncelaient. Certains étaient méconnaissables, d’autres des connaissances qu’on s’empressait de couvrir avant d’avertir un proche. Les corps venaient de partout. Beaucoup provenaient des 1200 où les immeubles numérotés de 30 jusqu’à 40 et plus avaient été complètement rasés et leurs occupants décimés. Un ami architecte, qui était en déplacement pour préparer en ce temps-là sa soutenance de fin d’études, avait reçu la terrible nouvelle de la perte de ses parents, de sa sœur et son frère. Il est resté seul, orphelin. On se sentait impuissant face à une adversité qui nous dépassait totalement.» Solitude «Abandonnés, on se sentait d’une vulnérabilité désespérante. On se posait des questions sur l’absence des secours. On ne comprenait pas. Submergés par la solitude devant la mort, une lueur d’espoir est apparue avec les premières familles qui arrivaient de loin pour s’enquérir des nouvelles de leurs proches. Ils apportaient un peu de réconfort pour les uns ou s’écroulaient de chagrin à l’annonce d’une ou plusieurs pertes. Ils étaient à ce moment-là inconsolables. Nous sûmes que l’accès à Boumerdès était presque impossible. Les bandes d’arrêt d’urgence ne servaient plus à rien. Les routes étaient bloquées.  A la tombée de la nuit de ce mercredi fatidique, la panique nous avait oppressés. Où se mettre dans cette obscurité totale ? Certains continuaient les fouilles en quête d’un souffle de vie à sauver. D’autres, des personnes étrangères qui étaient arrivées par on ne sait quel moyen, profitaient de l’obscurité pour piller. Comme des vautours, ils ne s’embarrassaient même pas des cadavres et fouillaient tout à la recherche d’un éphémère objet de valeur. On en a attrapé un. Le propriétaire de la maison qu’il tentait de mettre à sac a failli le tuer. On l’en a empêché avant de le livrer à l’armée qui arrivait par patrouilles. Nous, on avait décidé de monter la garde pour sécuriser ce qui restait de nos affaires au milieu des décombres. La nuit fut très longue.» Les premiers secours : La solidarité «Jeudi, nous prîmes conscience qu’une très grave catastrophe s’était abattue sur Boumerdès. Le décor était terrifiant. L’organisation au niveau des quartiers s’est orientée presque naturellement vers certaines écoles mitoyennes. C’est là que ma famille et moi nous sommes abrités en attendant de voir plus clair. Les secours commençaient à affluer et la solidarité devenait plus agissante avec l’arrivée des premiers dons de denrées alimentaires et de couvertures. Les fourgons faisaient régulièrement le tour des regroupements de populations au niveau des placettes et des écoles où les familles s’entassaient dans une salle de cours encore valide. La semaine entière s’était écoulée à ce rythme de dons solidaires et de visites parfois même d’inconnus qui réconfortaient par des paroles, des gestes ou des offrandes, voire des cadeaux pour les enfants. Des Occidentaux passaient de temps à autre. Leur présence au niveau de l’hôpital de fortune, don d’un pays européen ou des Etats-Unis, était appréciée. L’hôpital avait été installé au centre du stade principal. Mais le lieu le plus fréquenté par les polytraumatisés qui traînaient une jambe, un bras ou un cou fracturé était l’UMC, unité médicale chirurgicale. C’était là que les problèmes orthopédiques étaient vraiment pris en charge. Tous les spécialistes avaient été appelés à la rescousse car le travail ne manquait pas : opérations et plâtrages étaient quotidiens.» Mobilisation pour les sites de tentes «Au début de la semaine suivante, mon patron m’avait contacté pour la reprise du travail. Il fallait se mobiliser et notre entreprise, spécialisée dans l’architecture, a été fortement sollicitée par les autorités pour le choix des sites de tentes. On avait travaillé d’arrache-pied. Les engins pour le terrassement étaient rares. Notre pays avait tout perdu ou presque durant la décennie du terrorisme qui avait précédé le tremblement de terre. Finalement, les tentes furent dressées un peu partout. On s’est retrouvés au niveau du site Foas, heureusement pas trop loin de notre quartier des 1200 ou des coopératives que mes parents me destinaient en préparation de mon mariage. Les tentes étaient partagées par plusieurs familles, ce qui donnait lieu à des disputes fréquentes. La proximité de la voie ferrée occasionnait à chaque passage de train des sursauts de peur. Il faisait chaud, très chaud. On suffoquait à l’intérieur des tentes. Les toilettes collectives étaient des fosses septiques. Pour l’anecdote, une femme était tombée dans l’une d’elles ! Je vous laisse deviner comment elle a été sortie puis nettoyée. Une nuit, des coups de feu tonnèrent dans la colline qui nous séparait de Berahmoune (commune de Corso) à quelques encablures seulement de l’endroit où l’on se trouvait. C’était une attaque terroriste contre le barrage militaire de cette localité. A cette époque-là, il y avait des poches de ce qui était appelé ‘terrorisme résiduel’. Désormais, il ne fallait plus traîner dehors. On était forcés de nous cloîtrer dans des tentes irrespirables, étroites, dans une promiscuité insupportable. Les rixes se multipliaient. C’était devenu invivable. Finalement, on a obtenu une tente pour notre famille au site Derriche. Cela a duré neuf mois, plus pour d’autres.» La protestation des femmes «L’organisation se mettait en place au fur et à mesure. Un administrateur avait été nommé. Un repas chaud arrivait de temps en temps d’une cantine improvisée. Mais le plus grand problème approchait à toute allure : la rentrée scolaire et sociale. Il fallait faire des sacrifices. Mon travail était de livrer des chalets à Ouled Heddadj et à Tidjelabine. Je devais donc m’absenter, mais il fallait que quelqu’un assure la surveillance de nos affaires au niveau de la tente. On risquait de se faire détrousser du peu qui nous restait. Heureusement, cela a coïncidé avec le départ en retraite de mon père. Il était automatiquement désigné pour la mission surveillance. Entre-temps, Boumerdès accusait un grand retard dans l’exécution des travaux d’installation des chalets. Au mois d’octobre, la crue nous a réveillés, nos matelas et nos affaires étaient complètement mouillés. Une nouvelle catastrophe s’est abattue sur nous. Des femmes piquaient des crises. Les dépressifs hantaient les tentes. Des cris déchiraient nos nuits. Les cauchemars s’étaient substitués à notre sommeil. La crue avait poussé les femmes à se révolter. Elles sont sorties dans la rue, au niveau du rond point des coopératives, qu’elles ont bloqué en signe de protestation. Nous, les hommes, nous n’étions pas d’accord mais nous consentîmes à les encadrer en libérant un couloir pour les secours et les services de police. Elles ont exigé des garanties d’un responsable. Finalement, le chef de daïra qui a été obligé de se déplacer a promis que des solutions seraient rapidement envisagées. Je savais qu’il n’en était rien car ma situation de sinistré délaissé me poussait à la révolte alors que mon travail de responsable du montage des chalets m’assurait que nos entreprises étaient boiteuses sans l’ombre d’un doute. C’est ainsi que nous passâmes le Ramadhan et l’Aïd. La vie de sinistré dans une tente l’y obligeait.» «Un recensement était entamé. Des solutions nous étaient proposées : aller dans un chalet en attendant la reconstruction, prendre une aide financière pour aller acheter ailleurs ou accepter d’être déplacé dès qu’un logement serait prêt dans une autre commune. En parallèle, les rumeurs se multipliaient. Affolantes, elles semaient le doute et la zizanie. A qui se fier ? De plus, des documents administratifs relatifs à notre état civil étaient exigés alors que nous avions tout perdu dans le séisme. En fait, les deux entreprises chargées de la reconstruction, l’EPLF et l’OPGI, étaient défaillantes. Le soulagement finit par arriver. On nous octroya un chalet de deux pièces. Fini les rats, les sangliers et les bestioles de toutes sortes. Fini les misères de l’insalubrité. Fini la peur et l’angoisse des agressions. Après avoir vécu dans une tente, un chalet apparaît comme un nécessaire où le superflu n’a pas de place. La première nuit de sommeil au chalet fut longue. On s’était libéré d’un lourd fardeau. Allégé, le sommeil fut profond, réparateur. Le premier depuis le séisme. Puis le quotidien s’est installé. Il durera 9 ans.» Pire que le séisme, l’attente «Alors qu’on pensait en être enfin sortis, une autre bataille se profila à notre horizon déjà assez assombri comme ça. L’EPLF n’a pas pris au sérieux la reconstruction des logements des 1200 où nous avions opté pour un million de dinars d’aide de l’Etat et un crédit bancaire pour un F3 ou un F4. Il nous était exigé également la fiche CNL, le négatif du logement détruit par le séisme, les actes de propriété… le calvaire, quoi. Nous avions ressenti cela bien plus que le séisme. Enfin, après moult protestations et démarches, décision a été prise de transférer la reconstruction à l’OPGI qui refusa d’abord de reconstruire sur le site d’origine. L’association des 1200 réussit à mobiliser les gens à obtenir gain de cause. C’est ainsi que les logements furent livrés en 2012 au lieu de 2009. Soit un retard de trois ans. Quand on habite un chalet dont la durée de vie maximale est de 7 ou 8 ans, c’est un siècle d’attente. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, j’ai dû me marier dans le chalet en 2009. Car le retard au niveau des coopératives persiste encore. Les citoyens se sont acquittés pourtant de leur quote-part. La mauvaise gestion caractérisée de l’OPGI est flagrante pour faire durer l’attente. D’autres anomalies sont perceptibles à l’œil nu : des constructions individuelles sans permis, sans études sans suivi et même sans entreprise chargée de l’exécution. Ne parlons pas des malfaçons, des étages sans respect des normes, des architectures sans conception… En un mot, Boumerdès n’a pas retenu la leçon du séisme et cela fait peur surtout qu’il y a absence totale d’aménagement du territoire avec des espaces, des places publiques. Un plan Orsec existe, mais il n’a jamais été testé sur les populations, et  les écoles ne font pas de la simulation. Bref, la culture préventive des catastrophes manque. Un prochain séisme risque de faire aussi mal que le précédent, sinon plus.»


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