Babour ghreqfi Tizi



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Je ne me rappelle plus depuis combien d’années je n’ai pas mis les pieds au théâtre. Ni au cinoche. Il y a bien des années, au point où j’ai oublié la configuration de ces salles dans lesquelles s’exercent la parole, la gestuelle et le message. Au temps béni, je me permettais un ciné chaque semaine ; je fréquentais, au gré des affiches, le cinéma L’Afrique, L’Algeria, Le Français, Le Roxy, Le Sierra… Ce serait fastidieux de tous les citer, même si ça en vaut la peine pour le confort de la mémoire. Le TNA était à portée de bourse et de train «11». Dois-je citer les pièces ? En ce temps béni, il y avait l’art, la manière et la convivialité. Etant un algéro-désespéré, je peux dire que nous avons perdu ces trois référents. L’art a chaussé ses sabots d’exilé ; la manière est en rapport avec le degré de nuisance ; la convivialité se résume en «pousse-toi que je m’y mets». Quand j’ai su que l’ami Slimane Benaïssa allait débarquer à Tizi avec ses deux compères, Ayad et Guendouz, je me suis dit qu’il était grand temps de pousser mes vieux os au théâtre Kateb-Yacine. Kateb, ce Keblouti, qui a donné ses lettres de noblesse à cet art. Donc, le fameux «Babour» vient échouer du côté de la ville des Genêts. Pour l’histoire, cette pièce a été montée dans cette ville dans les années quatre-vingt. Qui se rappelle des années «80» ? Levez la main ! La pièce a été jouée à la maison de culture Mouloud-Mammeri ; j’en garde le souvenir de la découverte, de l’audace politique et de la projection sociale. Mammeri, si ma mémoire est bonne, devait animer une conférence à l’Université sur les poèmes kabyles anciens ; c’est bien ça. Puis, une décision stupide a annulé ladite rencontre. Le peuple de Tizi s’est soulevé, disant que le mépris a des limites, tout comme la dictature. Je m’éloigne, je crois ; je dois parler de Babour ghreq, ce Titanic à l’algérienne. Non, je ne peux pas me permettre une lecture de la pièce ; d’autres la feront mieux que moi. Je veux juste permettre à une mémoire carnivore de dire son mot, parce que celle-ci a faim de vérité. En fait, je ne suis qu’une addition de souvenir. Je prends place dans la salle avec l’ami Madjid. Sur la scène trône ce qui reste du «babour». Est-ce la préfiguration de notre Algérie aimée ? Je ne sais plus. J’ai eu, du moins, cette pénible impression. On n’en sort pas entre nous, au point où il m’arrive de penser qu’il nous faut importer des gouvernants de l’étranger. Pas du Moyen-Orient, s’il vous plaît ; on en a soupé ! Y compris des partis d’opposition. Je le dis comme je le pense. Parmi les huit cents produits frappés d’interdit, on peut faire une exception pour importer quelques ministres, même de Chine s’il le faut ! Dans la foulée, on peut importer des urnes qui ne fraudent pas, la culture électorale, une once de démocratie, une administration qui saura administrer et des électeurs qui sauront comment, pourquoi et pour qui voter. Et l’ami Benaïssa qui tente de faire le bilan de la «coulaison», aidé par ses deux infortunés comparses ! La salle applaudit. Elle acquiesce. Elle compatit. Elle est mise face à sa propre réalité. De mon côté, j’étais curieux de savoir s’il y a un changement dans le discours ; non, je ne trouve pas. La pièce n’a pas pris une ride ; ce qui n’est pas mon cas, j’ai des crevasses à revendre. Ah, si les années «70» pouvaient refaire un tour par chez nous, j’aurais beaucoup de choses à leur raconter, des choses tristes à mourir. Où est cet esprit tiers-mondiste de l’époque ? La ferveur révolutionnaire des guérilleros cubains ? La barbe révolutionnaire a changé de couleur, elle prend racine là-bas, chez le wahhabisme. Où est le Che ? Autre époque, autre politique ! Que sont devenues ces années communisantes ? Mortes dans un goulag, assurément. Et ces châteaux en poésie de l’ami Djaout ? Et ces beautés aussi belles qu’un comité de gestion de Sénac ? Paix à ton âme, Nacer-Khodja. Et Baya avec ses oiseaux du paradis ? Et Malek Haddad emmuré dans un silence proche du suicide ? Zinet hante encore les rues d’Alger, du temps où Alger se lavait les pieds avant de dormir. Et les camarades de l’Unité ? Le Quat’zarts a fermé ses portes, comme j’ai fermé à jamais le tiroir de mes illusions. Où siroter un pot ? Avec quels amis ? Qui oublient de s’annoncer. La salle applaudit ; il est question du parti unique. Il ne serait plus unique, je crois, depuis la blessure d’Octobre. Mais il est toujours au pouvoir et n’arrête pas de jurer sur tous les saints que le prochain Président sortira de ses rangs. Wel fahem yefham ! Et l’opposition cherche toujours le consensus ! Le temps de le trouver, le cinquième mandat (même sans Bouteflika !) aura fait son œuvre (parole d’Ould- Abbès !) L’ami Slimane Benaïssa aurait dû nous proposer une toute nouvelle pièce ; il y a autant à décrire que du temps du parti unique. Ce n’est pas un reproche, c’est juste un constat. Je prends du plaisir à retrouver le Titanic algérien, car nous sommes au beau milieu d’un océan, en furie, qui ne nous mènera ni en Australie, ni en Amérique ; sinon vers une chute vertigineuse. La salle applaudit à tout rompre. Mais dans ce naufrage annoncé, qui mangera l’autre ? Puisque l’homme est au bout de la prédation. Puisqu’en mer, hout yakoul hout. Le cannibalisme est dans tout. Et nous le ressentons en Algérie. Et voilà que ma mémoire annonce des ruades. Tiens, bon, hue la bête ! Qui veux-tu voir désormais ? Djamel Amrani n’exhibe plus sa poésie, le regard vineux et le geste mal assuré. Hélas, Djamel, les regards ne portent plus très loin ! On ne voit même plus le bout de notre nez. On est englué dans un quotidien dictatorial, la mémoire en folie et le regret au bout des doigts. Je n’irai plus à Belcourt ! Plus personne ne m’y attend. La mort est passée par là, la gueuse ! La «grantita» n’a plus aucun goût. Et la rue Tanger n’a plus aucun relief. Et la Cinémathèque, orpheline, désertée par l’ami Boudj, n’a plus rien à nous apprendre, du moment que l’on retient désormais plus rien. Ne reste que cette mémoire qui nous fait encore tenir, quelque temps, avant l’ultime vertige. Mes amours ont pris des chemins domestiques ; il n’est désormais de poésie que par la nostalgie qui tire le diable par ses moustaches. Et si par hasard vous passez du côté de Béjaïa, déposez des fleurs sauvages sur la tombe d’Ahmed Azeggagh (Ahmed le Rouge !), lui qui en a fini avec Les récifs du silence. Paix à ton âme, Djilio ! Et sur la scène du théâtre Kateb-Yacine, le «babour» ne cesse pas de couler et ses occupants ne cessent pas de s’inventer des issues de secours, ils n’arrivent pas néanmoins à s’entendre. Pétaudière, ô mon vertige ! Je n’irai plus à Alger que par obligation. Je n’ai plus rien à lui dire. Elle et moi sommes un vieux couple, en attente de départ. Il y a d’autres fleurs qui poussent sur nos décombres. Nous ne sommes plus qu’un souvenir égoïste, qui se perd dans une recherche vaine de visages aimés. J’ai l’impression d’avoir mille ans. Il y a plus de trois infortunés dans le «babour» de l’ami Benaïssa, je suis le quatrième naufragé ; non, nous sommes des millions, désormais !
Y. M.

 


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