«Le pouvoir ne peut exister qu’en actionnant l’inflation alimentaire»



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De l’avis du sociologue Mohamed Mebtoul, le pouvoir a favorisé une intense et libre circulation des produits alimentaires dans l’espace urbain dans le but de créer les conditions politiques de sa reproduction à l’identique. Il estime également que l’investissement dans la surconsommation alimentaire est une manière de faire oublier la crise multidimensionnelle du système social et politique. Aussi, la multiplication des émissions culinaires a, selon notre sociologue — qui a mené une enquête sur l’alimentation de l’enfant — pour fonction sociale de participer au statu quo dans la société. Ces dernières années, il y a eu de grands changements dans les habitudes de consommation des Algériens. Ce qui a engendré de grandes dépenses chez les ménages et poussé les importations vers le haut. Qu’en pensez-vous ? Les mutations alimentaires rapides et brutales durant les années 2000 sont dominées, sans être exclusives, par le sucre et le gras au détriment des protéines végétales (Chikhi, Padella, 2014). Notre enquête socio-anthropologique sur l’alimentation de l’enfant, menée dans six quartiers d’Oran, confirme la circulation intense des protéines animales, des produits sucrés dominés notamment par les confiseries, les jus et le pain dans les différents espaces sociaux (famille, école, crèche, rue, etc.). La description fine des différents repas (petit-déjeuner, déjeuner et dîner) permet de relever l’opulence alimentaire principalement au cours du dîner auprès des catégories sociales aisées, qui se traduit par l’importance des protéines animales, tajines et gratins. A contrario, les restrictions alimentaires sont prégnantes dans les familles de conditions sociales modestes, avec une forte prévalence de l’anémie chez leurs enfants. Elles se contentent bien souvent d’une soupe, vermicelle au lait ou lentilles. Nous sommes bien en présence d’une bipolarisation entre des produits alimentaires prestigieux, faisant honneur à soi et aux autres, et les autres mineurs, dépréciés, situés au plus bas de la hiérarchie alimentaire (Halbwachs (1933). L’alimentation, loin d’être uniquement nutritionnelle, recouvre une dimension sociale, mobilisant du prestige, de la puissance, du pouvoir, dévoilant une hiérarchie sociale et sexuée dans tout le processus du travail culinaire (achats des produits, préparation des repas, servir le repas, vaisselle, etc.) qui s’opère au détriment des femmes prises dans l’étau du travail domestique, invisible, gratuit, socialement peu reconnu. Mais il faut peut-être tenter une explication plus générale liée à la rente pétrolière à l’origine de cette frénésie alimentaire. Le pouvoir a favorisé une intense et libre circulation des produits alimentaires dans l’espace urbain dans le but de créer les conditions politiques de sa reproduction à l’identique. Il est loisible d’observer l’emboîtement entre les activités légales, tolérées et interdites. L’informel «nourrit» le formel et réciproquement. Le statut de consommateur socialement diversifié a gommé celui de citoyen qui état avant celui qui participe de façon active et critique à la constitution de l’espace public (Mebtoul, 2018). Le pain et les produits sucrés sont des objets politiques mobilisés par l’Etat pour amortir les conflits dans la société. L’arrivée des chaînes de télé dédiées à l’art culinaire et les réseaux sociaux ont augmenté cet engouement qui a poussé en parallèle bon nombre de commerçants et d’opérateurs économiques à investir dans ce créneau. Mais aussi à intensifier les campagnes de publicité... Il faut à tout prix faire oublier la crise multidimensionnelle du système social et politique en investissant symboliquement dans la surconsommation alimentaire par la multiplication des émissions culinaires qui ont pour fonction sociale de participer au statu quo dans la société. Investir  médiatiquement sur le manger, autrement dit la société du ventre, qui est de l’ordre d’une production sociale, est une substitution pour tenter de faire oublier l’ennui, le désœuvrement, le désespoir des jeunes à la marge, l’absence de toute perspective d’une population prise dans le «piège» de la consommation. Le manger compense les multiples tensions dans la société : le stress, la lourdeur d’une bureaucratie difforme, permettant aux privilégiés de passer à travers et les autres personnes anonymes d’être dans l’errance sociale et la précarité. Les émissions culinaires permettent d’accroître un imaginaire alimentaire sexué, montrant un espace cuisine qui doit à tout prix faire rêver la mère nourricière, disposant de tous les objets techniques modernes de cuisine, mettant en scène des repas souvent coûteux qui ont pour effet pervers de renforcer les inégalités entre les différentes catégories sociales. Quelles sont, à votre avis, les couches ciblées dans ce cadre ? L’import-import, de connivence avec l’informel et certains rouages institutionnels, a produit de nouvelles catégories d’acteurs qui vont connaître une ascension sociale fulgurante et brutale pour se retrouver dans des positions sociales dominantes dans le système social et politique, en s’appuyant sur la complicité et la bienveillance des uns à l’égard des autres et vice-versa. La société algérienne fonctionne à partir des logiques d’inversion qui ont profondément perverti le travail, le mérite, le savoir au profit de l’ostentation alimentaire pour cette catégorie d’acteurs, la violence de l’argent et le déploiement actif de réseaux sociaux qui ont toute la latitude de construire leurs propres «droits». Ils ont ainsi contribué au déferlement de marchandises importées qu’on retrouve dans tous les recoins des espaces urbains, dévoilant le sens politique et social à la question de l’alimentation. Il semble important de prendre ses distances avec une économie morale qui consiste à culpabiliser et à infantiliser sans cesse les personnes rendues «responsables» du gaspillage alimentaire, alors que profondément son origine est liée au fonctionnement du politique. Le pouvoir ne peut exister qu’en actionnant l’inflation alimentaire devant apparaître comme la seule alternative que doivent emprunter les sujets (et non les citoyens) pour accéder au «bonheur» promis par l’Etat.


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