Flux financiers illicites en provenance d’Afrique

La saignée continue



...

A quand l’émergence d’une vraie élite d’affaires, réellement soucieuse du développement et de la prospérité de l’Afrique ? Pas pour demain, si l’on en croit le nouveau constat dressé par la Commission économique pour l’Afrique (CEA-Nations unies).

En effet, la progression spectaculaire de la grande délinquance financière que laisse transparaître une étude sur l’architecture mondiale de la gouvernance pour lutter contre les flux financiers illicites (FFI) témoigne de l’étendue des prouesses réalisées par l’«élite des affaires» africaine.

Les estimations des experts onusiens, auteurs de cette étude publiée à quelques jours de la commémoration, aujourd’hui 17 décembre, du soixantième anniversaire de la CEA sous le slogan «La CEA – 60 ans en phase avec le développement de l’Afrique», font ressortir qu’au cours de la période 2000-2015, les FFI nets entre l’Afrique et le reste du monde se sont élevés, en moyenne, à 73 milliards $/an. Soit plus du double de l’aide publique au développement (APD) que reçoit le continent, rien que du fait de la fausse facturation dans les transactions commerciales.

Les scandales relatifs aux FFI révélés récemment, notamment en Algérie (le tout frais scandale des 17 containers de déchets), montrent que les personnes y étant mises en cause ont eu recours à divers procédés pour se livrer à ces activités illicites.

1000 milliards de dollars de pertes

Ce fléau des FFI, qui gangrène l’économie africaine voilà bien des décennies, aurait, à ce jour, fait perdre au continent jusqu’à 1000 milliards de dollars.

Au même titre que le Global Financial Integrity (GFI), organisme de recherche et de conseil à but non lucratif basé à Washington et engagé dans la lutte contre les FFI, la nouvelle étude onusienne pointe à nouveau les canaux à l’origine de l’exacerbation des FFI. Les plus répandus étant «les activités commerciales néfastes des multinationales, le trafic de drogue et la contrebande, la corruption et le détournement de fonds.

Et ce, outre la surfacturation ou la sous-évaluation des accords commerciaux, la manipulation des prix de transfert (éviter les taxes en fixant des prix entre leurs divisions), les services bancaires offshore et le recours aux paradis fiscaux».

Dans la nouvelle étude, ont toutefois été salués les progrès notables réalisés, ces trois dernières années, au niveau mondial, surtout après que le groupe de haut niveau sur les FFI en provenance d’Afrique a tiré la sonnette d’alarme dans son rapport de 2015.

Ce panel de réflexion que préside l’ancien président sud-africain, Thabo Mbeki, avait, faut-il le rappeler, été constitué en février 2012, sous l’impulsion de la CEA et de l’Union africaine (UA), aux fins de trouver la réplique la mieux adaptée aux FFI sur le continent africain.

Néanmoins, soulignent les auteurs du document onusien dont la finalité est d’identifier les lacunes de l’architecture existante pour prévenir les FFI et de déterminer de quelle manière l’Afrique devrait contribuer à ce processus en vue d’améliorer son efficience, son efficacité et son caractère inclusif, les progrès en question se limitent à «certains secteurs, groupes de nations ou parties prenantes».

De plus, renchérissent ils, «les éléments examinés dans le cadre de la présente étude donnent à penser que les FFI continuent de constituer un grave problème pour le développement de l’Afrique».

Et d’ insister : «Etant donné que des acteurs du monde entier sont mis en cause par les FFI en provenance d’Afrique et que les lois et politiques des juridictions non africaines y ont des conséquences graves, l’examen de l’adéquation des cadres mondiaux de lutte contre ces flux est devenu une priorité.» D’autant que les résultats de l’étude, version 2018, ont pu établir l’existence de toute une série d’organismes et d’accords différents ayant pour but de s’attaquer aux divers aspects des FFI.

Cependant, y est il relevé, «les administrations ont des mandats différents qui se chevauchent souvent. En outre, il n’existe actuellement aucun mécanisme couvrant toutes les organisations concernées et tous les aspects des problèmes posés par les FFI au niveau mondial. D’où les lacunes importantes dans la lutte mondiale contre ces FFI issus d’Afrique».

DES MESURES «UTOPIQUES» :

Comment réformer l’architecture de la gouvernance mondiale pour rendre fructueuse la lutte anti FFI en provenance d’Afrique  ? Quels sont les dispositifs et moyens les plus efficaces à déployer au plan juridique, politique et réglementaire susceptibles d’aider les institutions internationales et autres acteurs mondiaux, continentaux, régionaux et nationaux à avoir une vue d’ensemble des règles, institutions et programmes de coopération mondiaux visant à contrecarrer ce phénomène des FFI, devenu endémique  ?

Au niveau mondial, les experts de la CEA suggèrent, entre autres, l’élaboration d’un cadre de gouvernance mondial pour atténuer les FFI, la publication par la Banque des règlements internationaux des données qu’elle détient sur les actifs bancaires internationaux par pays d’origine et de destination pour toutes les juridictions, la fourniture d’un appui à la mise en place des services chargés d’établir les prix de transfert et au renforcement de leurs capacités, la promotion de normes minimales au niveau mondial pour la publication d’informations sur le propriétaire réel, la prise en considération de l’adoption de contre-mesures applicables aux juridictions non coopératives, l’établissement de normes mondiales pour l’examen des comptes détenus par des hauts fonctionnaires, des dirigeants de partis politiques, des dirigeants d’entreprises d’Etat et d’autres personnes ayant accès à d’importants actifs de l’Etat et le pouvoir de les orienter.

Au niveau continental, les mêmes experts ont appelé les gouvernements africains à adopter une série de mesures pour réduire radicalement ces sorties de devises et s’assurer que ces ressources de développement restent sur le continent.

Ainsi, sont particulièrement recommandés le pilotage de partenariats dans le cadre de l’initiative «Follow the money» pour mettre un frein à la manipulation des prix de transfert au niveau mondial, l’établissement d’une norme relative aux données à l’échelle continentale pour l’échange de renseignements en matière fiscale, l’extension des dispositions de la Convention de l’UA sur la prévention et la lutte contre la corruption, en particulier en ce qui concerne les fonctions du conseil consultatif sur la corruption, la modification du questionnaire du Mécanisme africain d’évaluation par les pairs pour y inclure les flux financiers illicites et enfin la mise en place de systèmes d’échange automatique d’informations fiscales entre pays africains.

Et pour améliorer, au niveau national, la performance de l’architecture de la gouvernance en vue de circonscrire le phénomène des FFI, les auteurs de l’étude exhortent les dirigeants africains à «exiger des entreprises multinationales la présentation des rapports financiers complets sur leurs activités, désagrégés par pays ou par filiale, de soumettre les entreprises à l’obligation d’effectuer des analyses coûts/avantages avant de les autoriser à investir dans un pays, de faire participer les pays africains à des initiatives volontaires (Initiative pour la transparence dans les industries extractives par exemple), d’imposer aux gouvernements africains la formation des enquêteurs chargés de lutter contre les flux financiers illicites et leur donner les moyens d’agir, d’œuvrer à assurer une plus grande coordination entre les autorités fiscales et les ministères des Finances aux fins de l’élaboration de règles applicables aux prix de transfert et du renforcement des capacités dans ce domaine».

Comme ils ont insisté sur la nécessité de «garantir la transparence des procédures de passation de marchés et des appels d’offres du gouvernement et renforcer les capacités dans ce domaine ou encore de mettre en fiducie les entreprises appartenant aux responsables politiques pour le compte du gouvernement».

La bénédiction des «LEAKS» et les «PANAMA PAPERS»

Devant les proportions inquiétantes prises par le phénomène des FFI en Afrique, comme partout ailleurs, l’heure n’est plus au petits pas mais aux grandes enjambées pour y venir à bout.

Aux yeux des experts de la CEA, auteurs de l’étude, les révélations, au cours des dix dernières années, de la structure internationale entourant cette délinquance financière à grande échelle, a mis à nu l’enchevêtrement des intérêts et des circuits utilisés pour les sauvegarder.

En témoignent les scandales financiers de dimension planétaire en cascade ayant marqué ces cinq dernières années : Swiss Leaks (Consortium international de journalistes d’investigation, 2017), qui a révélé que l’argent était déposé légalement sur de nombreux comptes, trusts ou fonds fiduciaires auprès de la Banque HSBC en Suisse, LuxLeaks (Consortium international de journalistes d’investigation, 2014), ayant mis en lumière les pratiques d’optimisation fiscale mises en œuvre au Luxembourg, ou encore WikiLeaks, ayant ébruité l’existence de nombreux documents secrets, y compris une base de données sur les FFI, a-t-on énuméré dans le volumineux document onusien (centaine de pages).

Parmi les plus récents, y est cité le scandale lié au fait qu’Apple ne paie pas d’impôts en Irlande (Peter Hamilton, 2017), les Panama Papers (Consortium international des journalistes d’investigation 2017), qui portent sur des documents provenant d’un cabinet d’avocats au Panama révélant divers aspects des FFI, cette autre affaire luxembourgeoise, Bartunek 2017, ayant opposé l’Union européenne au conglomérat Amazon.

Ces scandales ont montré que les parties concernées avaient utilisé diverses pratiques pour se livrer à ces activités illicites et que ce phénomène touche à la fois des entreprises, des organisations criminelles et des fonctionnaires.

 


Lire la suite sur El Watan.