Hommage à Jean-Luc Einaudi, historien du 17 octobre 1961 et combattant de la vérité, décédé le 22 mars 2014



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Jean-Luc Einaudi, éducateur et historien. nous a quittés brutalement il y a 5 ans, le 22 mars 2014. Il a fait de l’histoire de la guerre d’Algérie une spécialité et est devenu, en autodidacte, l’historien de la manifestation pacifique des Algériens le 17 octobre 1961 à Paris, reconnu et respecté par ses pairs.  Homme de combat, de courage et de droiture, son travail a énormément apporté à l’Histoire de l’Algérie et de la France . 

Hafid Adnani*  propose ici le texte qu’il a  rédigé et lu à ses funérailles en 2014, au cimetière du Père-Lachaise, à la demande de son épouse.

 

Cher Jean-Luc,

Voilà une lettre que je ne pensais pas t’écrire il y a seulement un mois. Il y a seulement deux semaines.

Christine m’a confié la lourde tâche de parler de ton travail d’historien lors de cette cérémonie d’hommages pour tes funérailles et je ne peux faire autrement, dans cet honneur qui m’est fait, que de m’adresser directement à toi. Toi qui a été toujours présent pour moi, pour beaucoup d’entre nous.

Christine m’a amicalement fait cette demande, sans me connaitre directement, car il se trouve par un hasard heureux et triste, que je suis le dernier à avoir réalisé  un entretien avec toi autour de ton dernier livre.

Heureux car je suis ravi d’avoir pu te donner ainsi la parole et de pouvoir garder ce dernier document qui parlera de ton travail et qui contribuera à faire quelque peu connaître ton parcours. 

Triste car j’ai été réellement bouleversé d’apprendre par ta propre bouche ton hospitalisation d’urgence après les douleurs que tu as ressenties pendant cet échange que tu as tenu à honorer sans connaitre encore la gravite de ton cas.

Mon cher Jean-Luc, l’étudiant kabyle que tu as rencontré dans les années 90 après la sortie de ton livre sur le 17 octobre 1961, est plein de gratitude et de reconnaissance pour toi. Il s’agit de la gratitude et de la reconnaissance d’un ami qui gardera ce souffle que tu as su injecter en lui pour toujours. Tu as mené ton enquête avec la grande minutie et le courage exceptionnel qui te caractérisent.

Tes conclusions ont révélé “un mensonge d’Etat”  comme tu l’as affirmé à plusieurs reprises avec constance : de deux ou trois morts, selon la thèse officielle de Maurice Papon lui-même, alors Préfet de Police de Paris, tes recherches ont non-seulement évoqué plus de trois cent morts et disparus sur plusieurs jours, mais ont mis en lumière des pratiques honteuses, criminelles et longtemps niées officiellement, qui avaient cours pendant ce drame de la guerre d’Algérie.

Ta démarche a été honnête et sincère et tu as récolté minutieusement des preuves du côté des victimes. Un véritable choc dans l’opinion eut lieu alors. Tout cela sans que tu aies pu avoir accès, à cette époque, aux archives de la préfecture de Police.

C’est à cette occasion que j’ai découvert, avec tant d’autres, ton livre publié en 1986 aux éditions L’harmattan, préfacé par Pierre Vidal-Naquet. sur Fernand Yveton, militant du FLN, employé à EGA (Electricité et Gaz d’Algérie) et exécuté le 11 février 1957 à la prison de Barberousse à Alger “pour l’exemple” et malgré un recours en grâce.

Le Garde des Sceaux s’appelait François Mitterand

Puis je me rappelle, devant mon ignorance profonde, que j’ai du te faire répéter à plusieurs reprises au téléphone, le titre de ton autre livre sur l’Algérie : «La ferme Améziane», avec ce sous-titre parlant – enquête sur un centre  de torture pendant la guerre d’Algérie – paru en 1991 également aux éditions l’Harmattan.

Tout ce travail s’inscrivait dans une cohérence, une énergie et une détermination  qui se dégageait de toi et qui s’est consolidée dans les esprits de tes lecteurs á la sortie donc de “la bataille de Paris” en 1991 aux éditions du Seuil. Sortie qui correspond au moment où beaucoup d’entre nous ont découvert ton travail.

Le retentissement de ce livre était très important. Il levait le voile, encore une fois, sur ce qu’a été la réalité de cette histoire douloureuse en pointant les responsabilités côté français.

Maurice Papon était encore vivant.

J’ai compris de surcroit à ton contact, que malgré le bonheur qui était celui des algériens à la sortie de ce livre, tu n’étais pas homme à te laisser manipuler et récupérer par le pouvoir d’Alger, ni par les discours qui encouragent une forme de « concurrence mémorielle » qui gangrène notre société. Lorsque le procès de Bordeaux s’est ouvert en 1997, tu as clamé partout que ce sont « les victimes juives de Maurice Papon qui t’ont demandé de témoigner en faveur de ses victimes algériennes d’octobre 1961».

Ensuite lorsque l’on suit ce cheminement personnel qui est le tien à travers tes recherches, on découvre des personnages “oubliés” ou méconnus auxquels tu t’es intéressé, qui sont imbriqués dans cette histoire et qui en révèlent davantage la nature et la complexité. Des personnages qui se sont battus pour des convictions et des idéaux et auxquels tu as consacré des livres qui sont autant de messages d’espoir et de fraternité au-delà des drames de l’Histoire : Lisette Vincent  et son “rêve algérien”, en 1994, Maurice Laban qui mourut pour l’indépendance de l’Algérie les armes á la main,  en 1999,  Georges Mattéi, figure de l’anticolonialisme, en 2004, Georges Arnold, un jeune de Créteil qui devint prêtre pour « servir les pauvres pauvrement », en 2007 et enfin Baya, une femme engagée d’Alger et de Marseille, en 2011.

De toutes les personnalités que j’ai rencontrées depuis 1990 en rejoignant l’aventure improbable d’une radio libre, tu fais partie des rares qui ont tout de suite su porter de l’attention à ma personne comme tu la portes à tous ceux qui t’entourent. Jamais, et depuis le premier jour, où j’étais encore un jeune étudiant, je n’ai senti une interrogation ou un doute dans ton regard. Tu ne représentes pas la majorité, le cadre habituel, avec ton humilité naturelle. De plus, ton parcours est atypique, tu es « incasable ». “Citoyen chercheur” selon toi et historien selon tous ceux qui connaissent ton œuvre, tu as toujours su mettre l’humain avant toute autre considération de promotion ou de carrière.

Jean-Luc, tu es un homme libre et tu es mort libre.

Tu n’as jamais été une autre personne que toi-même. Et tu n’as jamais considéré le gros travail d’historien que tu as fait sur l’Algérie comme un tremplin. Il s’agissait d’un militantisme pour la vérité. Et tous les amoureux de la vérité se sont reconnus en toi.

Tu as également accompli ta tâche d’éducateur au service de la protection judiciaire de la jeunesse avec la plus grande rigueur (tu as consacré deux travaux aux jeunes, le premier aux mineurs délinquants en 1995 et le second aux adolescents en maison de redressement sous l’occupation en 2006), j’en ai eu la preuve lorsque j’ai reçu dans ma classe de mathématiques à Pontoise un élève d’origine turque, Mehmet, sorti d’un conseil de discipline d’un autre établissement et redouté par mes collègues professeurs. ll avait les yeux brillants et pleins d’espoir. Il était comme transformé lorsqu’il m’a parlé de toi. Depuis ce jour où je me suis rendu compte que nous partagions la responsabilité de ce jeune, un lien, au-delà de toute considération et à travers ton regard bienveillant sur lui et sur moi, s’était créé indiscutablement entre nous.  

Tu as toujours su respecter, encourager et apprécier le travail des autres, et ainsi avoir de l’admiration pour eux. Je me rappelle pour ma part de Djilali Bencheikh que tu as félicité pour son roman « Mon frère ennemi » aux éditions Séguier en 1999, au point de le citer dans ta préface à la réédition de ton essai sur Lisette Vincent en 2001 aux PUF, et puis de ta réaction positive dans les studios d’une radio à la sortie du roman « la seine était rouge », de Leila Sebbar aux éditions Thierry Magnier en 2003 sur octobre 1961.

Lorsque tes détracteurs, si peu nombreux et ignorants de ta personnalité et du sérieux de ton travail, ont tenté de mettre un certain nombre de morts d’octobre 1961 que tu citais, sur le dos des luttes fratricides MNA-FLN, tu as su leur répondre avec une enquête qui a abouti à ce livre publié en 2009 aux éditions du Cherche Midi : « Scènes de la guerre d’Algérie en France : Automne 1961 ». Dans cette enquête, et comme à ton habitude, en utilisant des archives inédites de l’ex-fédération de France du FLN, tu éclaires d’une manière très concrète cette guerre sans merci qui s’est déroulée dans le Nord Est de la France notamment, entre les deux organisations nationalistes algériennes.

Lorsque Maurice Papon, sans doute mal conseillé, t’a intenté un procès en diffamation pour avoir utilisé le terme de « massacre » s’agissant des événements du 17 octobre 1961 dans le journal le Monde en 1998, tu n’as jamais semblé douter une seconde de l’issue de ce procès qui t’a permis finalement d’encore mieux médiatiser les agissements de la police parisienne cette nuit-là et d’obtenir progressivement une reconnaissance officielle des crimes commis sous les ordres de Papon, même si le chemin de la reconnaissance totale et sans ambiguïté, notamment sur le nombre de victimes, reste encore à faire.

Tu n’as jamais eu peur et cela nous rend confiants et heureux de nous reconnaitre dans la noblesse de ton combat.

Tu es « un héros moral », selon les mots de Mohamed Harbi, « un combattant de la vérité » selon ceux de Benjamin Stora, « un briseur de tabous », selon Catherine Simon, je voudrais rajouter à cela le qualificatif d’éclaireur, toujours à la recherche de la vérité, sans complaisance, y compris vis-à-vis de toi-même lorsque tu clames ta culpabilité du fait de l’ignorance qui a été la tienne des crimes du communisme, ayant été marxiste-léniniste dans ta jeunesse et rédacteur au journal “l’humanité rouge”.

Ton dernier livre est consacré à la recherche de la vérité sur l’assassinat par le comité fédéral de la fédération de France de FLN de ce militant du FLN en France nommé Abdallah Younsi. Tu révèles les dessous d’une affaire connue sous le nom de « l’affaire Mourad » dans ton enquête, et tu mets cette fois clairement le doigt sur les agissements du FLN en France, même après la signature des accords d’Evian, donc après la guerre ; agissements qui en disent long sur certains fonctionnements internes du FLN et qui sont autant de signaux de la tragédie à venir de l’Algérie indépendante.

Cher Jean-Luc,

Tu manqueras à Elsa et à Christine avec lesquelles tu formes une famille unie qui force le respect. Tu manqueras à tous tes amis et admirateurs de ton œuvre. Mais notre grande consolation est que nous savons tous que tu resteras toujours vivant en nous et que  ton action se poursuivra par d’autres moyens. D’autres personnes convaincues que c’est dans l’intégrité, la droiture et l’élan vers l’Autre que se construisent et prospèrent les sociétés humaines, poursuivront le chemin que tu as tracé.

C’est ton message et nous l’entendons davantage aujourd’hui sans ta présence physique parmi nous. « La France est un Titanic qui va tout droit vers l’Iceberg » nous dit Edwy Plenel dans son dernier livre. Dire non à cette fatalité est un devoir humain et civique. Stéphane Hessel nous invite à endiguer le déclin de la société dans son manifeste en faveur de la nécessaire indignation. D’importants progrès ont été accomplis depuis 1948, nous dit-il : la décolonisation, la fin de l’apartheid, la chute du mur de Berlin… Mais cette tendance, selon lui, est en train de s’inverser depuis les années 2000.

Jean-Luc, tu as su dire « non » de toutes tes forces et faire valoir la vérité quel qu’en soit le prix. Ton œuvre reste inachevée et un long chemin doit être encore parcouru avec tous ceux qui s’imprègnent et qui s’imprégneront des principes qui ont régi ton existence et présidé à ton action.

Si « la mort n’est rien » Jean-Luc et que tu es « seulement passé, dans la pièce à côté » selon les mots de Saint Augustin, alors tu peux demeurer en paix dans cette pièce car à côté justement, des hommes et des femmes joyeux de t’avoir connu et déterminés à continuer à faire entendre ta voix, t’ont à jamais dans leur cœur.

 

* Hafid ADNANI est journaliste et doctorant en anthropologie au Laboratoire d’Anthropologie sociale du Collège de France où il  travaille sur les élites « indigènes ». Il a publié aux éditions Non-lieu en 2018 : « Tassadit Yacine,  Avec Mouloud Mammeri »


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