Fouad Makhlouf. Secrétaire général de la Haute instance indépendante de surveillance des élections (Hiise)

«Rester enfermé dans l’article 102 de la Constitution, c’est faire dans le bricolage»



...

Pour Fouad Makhlouf, secrétaire général de la Hiise (Haute instance indépendante de surveillance des élections) et ancien président de l’Observatoire national du service public, «rester enfermé dans l’article 102, c’est faire dans le bricolage» . Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il plaide pour le recours à l’article 107 de la Constitution, qui prévoit l’état d’exception, mais en utilisant les articles 7 et 8 qui permettent d’aller vers une instance présidentielle de transition avec un mandat de 12 mois, pour préparer les élections et aller vers le démantèlement progressif du régime.

 

Le pays se trouve dans une situation d’impasse politique et les autorités s’acheminent vers une élection présidentielle, faisant fi de la colère pacifique de la rue. Pensez-vous que ce scrutin, dans le contexte actuel, soit la solution à la crise ?

Le pays traverse une situation d’exception. Il faut appeler les choses par leur nom. Tous les vendredis, des millions d’Algériens, faisant partie de cette grande majorité silencieuse qui ne vote pas, sortent dans la rue.

Des présidents d’Assemblée communale refusent de prendre part à l’opération électorale, des députés qui démissionnent de l’Assemblée nationale, des grèves par-ci, par-là, des fonctionnaires déstabilisés et une situation de marasme qui affecte le bon fonctionnement des services publics et surtout de la sphère économique à la veille du mois de Ramadhan.

En cette période, habituellement, le gouvernement préparerait déjà la rentrée sociale 2019-2020. Or, ce n’est pas le cas. Le pays est en état d’exception. Face à une telle situation, il faut un gouvernement d’exception. C’est-à-dire un gouvernement d’experts, qui prenne des mesures courageuses.

Nous n’avons pas besoin de plus d’une vingtaine de ministres, dont beaucoup sont loin d’avoir les compétences, mais d’un bloc léger et homogène. Gérer les affaires courantes, c’est répondre aux besoins urgents de la population, avec un plan d’action prioritaire lié au service public, les fonctions de l’Etat et l’économie.

Or, ce n’est pas le cas. La composante de l’Exécutif est vraiment loin des attentes. De toute façon, le décret de convocation électorale pour l’élection présidentielle du 4 juillet prochain ne fait même pas référence à l’article 194 de la Constitution, qui implique la Hiise dans les opérations de contrôle électoral.

La référence s’est limitée uniquement aux dispositions de la loi organique électorale de 2016. La Hiise a été écartée et le chef d’Etat, Abdelkader Bensalah, a proposé d’aller vers une nouvelle instance de contrôle des élections. Cela veut dire qu’on sort de la Constitution. En tout cas, ces élections ne peuvent pas se tenir dans les conditions actuelles.

Selon vous, quelle est la solution idoine qui permettra de faire sortir le pays de cette impasse politique ?

La solution réside dans l’article 107 de la Constitution, qui prévoit la déclaration de l’état d’exception, pour prendre des mesures juridiques exceptionnelles, appuyées par les articles 7 et 8 de la Constitution. Le peuple revendique à juste titre ses pouvoirs. Pour traduire dans les faits cette revendication, il faut que l’article 107 soit appuyé par les articles 7, 8 mais aussi l’article 12 qui stipule : «L’Etat puise sa légitimité et sa raison d’être dans la volonté du peuple. Sa devise est : par le peuple et pour le peuple. Il est au service exclusif du peuple.»

Un état d’exception implique une mise entre parenthèses de la Constitution. Comment traduire la solution sans sortir de la Loi fondamentale ?

Il n’est pas question de mettre la Constitution entre parenthèses. Pour moi, il s’agit d’aller vers une révolution juridique. Avec l’article 107 et les articles 7 et 8, le chef d’Etat doit avoir le courage de mettre en place une instance présidentielle de transition, soit par décret, soit par ordonnance. Cette instance aura un mandat bien spécifique. Mais, il y a des préalables. D’abord désigner un nouveau gouvernement de compétences et d’experts.

Mais comment peut-il démettre ou remplacer le gouvernement Bedoui, sachant que l’article 102 ne lui accorde pas cette prérogative ?

L’article 102 ne le permet pas, mais accompagner ce dernier par les articles 7 et 8, pour rendre valable le recours à un autre article, le 91, qui donne les prérogatives nécessaires au Président, notamment la signature des décrets présidentiels et des ordonnances. Toutes ces dispositions constituent une assise juridique, qui permet au chef d’Etat de prendre une série de mesures pour aller progressivement vers un démantèlement progressif de la nature du régime.

Mais il doit commencer par la mise en place de cette instance présidentielle transitoire, dont la composante, de 3 ou 5 membres, doit être choisie parmi les personnalités politiques, économiques, religieuses et représentant la communauté algérienne à l’étranger.

C’est une sorte de directoire qui a un mandat de 6 à 12 mois, durant lesquels il devra préparer l’élection présidentielle. Le chef de l’Etat aura juste à signer le décret actant l’institution de cette instance présidentielle, qui aura toutes les prérogatives d’un chef d’Etat, y compris celle de convoquer le corps électoral pour l’élection présidentielle.

Comment peut-il aller vers une élection sans avoir une instance indépendante de contrôle et d’organisation des élections, que tout le monde réclame ?

La Hiise (Haute instance indépendante de surveillance des élections) existe. Elle peut jouer ce rôle, pour peu qu’il y ait une volonté de le faire…

Le décret de désignation de ses membres a été annulé par le Président sortant, après le retrait de sa candidature pour un 5e mandat et l’annulation de l’élection. Peut-on en décréter un autre ?

Avant tout, je dois vous préciser que l’annulation de ce décret est illégale. L’article 30 de la loi organique 16/11 relative à la Hiise stipule que le conseil composé de l’ensemble de ses membres est désigné pour un mandat de cinq ans. Aucune disposition de la loi ne confère au Président le droit de mettre un terme à ce mandat.

Peut-être qu’il y a une faille dans cette loi, mais le fait est là. Le décret d’annulation de la désignation des membres de la Hiise est en violation de la loi organique de cette instance. Tout comme d’ailleurs sa décision d’annuler l’élection présidentielle qui était prévue le 18 avril courant. La Constitution ne prévoit cette annulation qu’en cas de guerre.

Alors pourquoi a-t-il annulé le scrutin ? Mais, si on revient à la Haute instance, il faut reconnaître qu’elle existe constitutionnellement et, pour l’instant, nous pouvons l’utiliser comme instrument de contrôle, en attendant d’aller vers une haute autorité des élections dotée d’une prérogative de puissance publique, qui a le droit de réquisitionner la force publique.

Le chef d’Etat peut, en vertu des articles 107, 7, 8 et 12 de la Constitution, prendre des mesures allant dans ce sens, afin de permettre à la Hiise de jouer le rôle d’une véritable instance indépendante de contrôle des élections. La loi confère à cette instance une autonomie financière et de gestion, mais aussi des pouvoirs qu’il faut renforcer.

Mais les 410 membres de son conseil sont désignés par le Président. Comment peut-elle être indépendante, si la moitié est composée de magistrats choisis par le ministre de la Justice et validés par un Conseil supérieur de la magistrature, auquel il est inféodé ?

L’Algérie d’aujourd’hui n’est pas celle d’avant le 22 février. Les magistrats désignés au sein de la Hiise doivent être choisis parmi les plus compétents. On peut faire appel au Club des magistrats libres, pour qu’il désigne certains d’entre eux, ou passer par des élections, puisqu’il s’agit d’un mandat de cinq ans, renouvelable une fois. Sachez que de nombreux magistrats au sein du conseil de la Hiise ont été remplacés.

Pour beaucoup, c’est parce qu’ils étaient proches, directement ou indirectement, de partis politiques ou en raison de leur comportement partial. Lors des réunions, certains magistrats ont fait preuve d’une grande compétence, vigilance et impartialité.

Le chef d’Etat peut aussi faire appel aux officiers de la justice pour encadrer les 61 000 bureaux de vote à travers le pays, et proposer des amendements pour permettre à cette haute instance de saisir le Conseil constitutionnel en cas de dépassement, parce que la loi actuelle ne le lui permet pas, ou encore lui donner le pouvoir d’apprécier les infractions, qui relèvent pour l’instant uniquement des prérogatives du procureur.

Lors de son premier scrutin qu’elle a contrôlé, la Hiise a constaté 38 cas d’infraction à la loi, mais aucune suite judiciaire n’a été donnée. Autre mesure préalable à prendre : aller vers une nouvelle composante du Conseil constitutionnel pour faire en sorte qu’aussi bien les magistrats que les autres représentants choisis parmi la société civile et les parlementaires soient crédibles et consensuels.

L’article 7 de la Constitution permet au chef d’Etat de prendre des décisions sans sortir du cadre constitutionnel et de la philosophie des textes. Rester enfermé dans l’article 102, c’est faire dans le bricolage. A mon avis, il faut impérativement aller vers un état d’exception pour pouvoir prendre des décisions d’apaisement et sauver le bon fonctionnement des institutions, bien sûr après concertation. Cela permettra d’aller vers une élection présidentielle.

Le Président élu aura pour première action à dissoudre les deux Chambres pour aller vers des élections législatives, et surtout vers le démantèlement progressif du régime.


Lire la suite sur El Watan.