«Le hirak nous a donné une leçon de démocratie»



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Mansour Kedidir a déjà publié un certain nombre de travaux dans les domaines de la justice transitionnelle, les crises politiques et le rôle des élites dans le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Chercheur au Crasc à Oran, il nous livre, dans cet entretien, son avis sur le hirak, en apportant un autre éclairage sur ce mouvement inédit en Algérie et ses conséquences sur la construction de la démocratie.   

– Vous vous êtes déjà intéressé aux mouvements sociaux en Algérie depuis l’indépendance. Quelle est, selon vous, la spécificité de ce hirak ?

Je pense que le hirak s’inscrit dans le contexte de la mondialisation et de l’ère de la communication instantanée. Sa spécificité découle de trois aspects.

En premier, depuis le début, toutes les manifestations se déroulaient d’une manière organisée au point qu’elles ont soulevé des interrogations sur l’apparition du hirak, le secret de sa mobilisation et sa constance. Le deuxième aspect c’est son caractère pacifique.

D’apparence, les manifestants donnent l’impression qu’ils se défoulent. Bien que le hirak joue le rôle de catharsis, les manifestants, dans un climat festif, brandissent des slogans qui défient, avec ironie, l’ordre établi. Ils comptent devenir les artisans de leur propre histoire, de leur propre destin. Ils inscrivent leur démarche dans un processus de réinvention de la politique dans le sens défini par le sociologue Ulrich Beck.

Cela veut dire que les individus, en rejetant les partis et leur clivage idéologique, veulent construire la société par le bas, en investissant tous les espaces publics possibles. Quant au troisième aspect du hirak, il résulte de son mode opératoire.

Dans toutes les villes algériennes, les manifestants prennent leur départ d’un lieu symbolique, empruntent une avenue principale, se regroupent sur une place (place Zabana pour ce qui est d’Oran), retournent vers le lieu  initial et se dispersent. La marche devient ainsi un rituel. Et ce rituel rythmé par les slogans et les mots d’ordre affranchit les manifestants de leurs peurs et les libère de l’angoisse de leurs conditions sociales.

Par ces trois aspects, et pas des moindres, le hirak a ouvert des perspectives historiques à des millions d’Algériens, il est devenu un acteur politique majeur. Il a bouleversé les calculs politiques des tenants du pouvoir et de la classe politique.

– Le hirak est-il la somme de tous les mouvements qui l’ont précédé et qui n’auraient pas, d’une certaine façon, trouvé assez d’échos favorables ?

Penser que c’est la somme de ces mouvements nous éloigne, quelque peu, de la compréhension des dynamiques des sociétés postcoloniales. Je pars d’abord de l’assertion que l’Algérie est exposée à une sismicité structurelle.

Ce risque avéré provient de trois facteurs : la résilience d’un système politique autoritaire, l’incapacité de reconversion d’une économie rentière et les disparités sociales et économiques locales.

Agressé par la répartition inégale de la rente et tenu en marge des affaires de la cité, l’Algérien finit par protester. Je citerai ensuite deux éléments importants dans la fermentation de l’esprit des manifestants et l’élévation de leurs consciences.

Le premier a trait aux effets de la mondialisation avec le développement des réseaux sociaux qui ont produit une révolution copernicienne dans les mentalités, ce qui a libéré le citoyen du contrôle des Etats et facilité sa contestation.

Le second élément concerne la complexité de la vie sociale avec une urbanisation métastasée, un regain démographique, une mauvaise gouvernance, une corruption d’ampleur et une précarité qui touche des pans entiers de la société.

Les Algériens, broyés par 20 années de pouvoir autoritaire, sont sortis dans la rue et, contre toute attente, ils ont écrit une nouvelle page dans la modernité, d’une manière organisée et pacifique.

– D’après votre analyse des événements d’Octobre 1988, l’un des facteurs essentiels qui ont déclenché ces émeutes de grande envergure serait lié au fait que l’économie du pays étant toujours dépendante des revenus des hydrocarbures, le pouvoir de l’époque de la décennie 1980 a fait le choix de la consommation au détriment de l’investissement productif. Qu’en est-il aujourd’hui ?

C’est un fait avéré que la crise d’Octobre 1988 est liée au tarissement de la rente pétrolière et gazière, suite à l’effondrement des prix du pétrole et du gaz de 1985. Croyant juguler les effets du contre-choc pétrolier, le gouvernement de l’époque a cru nécessaire de mettre en œuvre une politique d’austérité. Douloureusement ressentis, les effets de cette politique ont retenti quatre années plus tard.

Mais leur onde de choc a été salutaire. Elle a mis fin au système du parti unique et permis la promulgation d’une Constitution consacrant la séparation des pouvoirs et le pluralisme politique.

La crise actuelle partage avec celle d’Octobre 1988 le facteur des effets de la baisse des prix des hydrocarbures sur l’économie, mais il ne pèse pas lourdement par rapport à d’autres plus importants que nous pouvons circonscrire dans les causes suivantes.

Nous commençons, en premier, par la chute des prix du pétrole et du gaz de juin 2013, entraînant une diminution des recettes en devise. Cette situation a amené les pouvoirs publics à emprunter la voie la plus simple : la diminution de la dépense publique et le rétrécissement de l’investissement avec les conséquences qu’ils ont eues.

En deuxième lieu, cette crise économique latente a été aggravée par une gouvernance désastreuse, caractérisée par l’opacité dans la gestion des grands projets, la montée d’une oligarchie financière très influente dans les sphères du pouvoir et la corruption qui s’est propagée au sein de l’Etat à un rythme ahurissant. La troisième cause se situe dans le blocage du système politique algérien.

Bien que sa façade paraisse ravalée, les réformes, artificielles, entreprises ne pouvaient indéfiniment cacher ses fissures provoquées depuis des décennies par des secousses souterraines. La quatrième cause a un rapport direct avec l’environnement régional et international. La plaque «arabe» est toujours en activité. Sa tectonique nous renseigne sur une région instable.

En 2011, des opinions ont cherché à expliquer par des raccourcis pourquoi l’Algérie n’avait pas connu de Printemps arabe. Toute société agit selon sa propre dynamique. Les violations des droits et libertés et le pillage des économies nationales finissent toujours par achever un régime autoritaire. Ces quatre causes sont corrélées.

– Contrairement aux mouvements précédents, le hirak n’a pas laissé émerger une ou plusieurs forces politiques visibles. Ce fait est-il un avantage ou un inconvénient pour la résolution de la crise ?

Hormis la crise d’Octobre 1988, tous les mouvements sociaux précédents sont circonscrits dans des wilayas précises ou des régions bien particulières. Dans le hirak, nous sommes sur un autre registre. Bouteflika a réussi, paradoxalement, à réconcilier les Algériens contre sa personne et son règne.

De par sa nature et le caractère de ses manifestations, le hirak ne peut pas permettre l’émergence d’une force politique. Si tel était le cas, il pourrait s’éteindre.

Sa singularité tire son essence de la masse anonyme et ouverte à tous les Algériens sans aucune distinction. Nous sommes devant un phénomène de réinvention de la politique. Est-il un avantage et un inconvénient dans la résolution de la crise ?

Porteur d’espérances, il a ouvert des perspectives historiques pour les Algériens dans la mesure où il a été à l’origine du départ du président Bouteflika, la chute de son régime, et impulsé une dynamique de changement. Mais s’il perdure en l’état, il peut constituer un obstacle dans la résolution de la crise.

– Habituellement sur le devant de la scène, l’opposition semble aujourd’hui, elle aussi, dépassée, du moins mise à l’écart. Comment voyez-vous son rôle aujourd’hui et peut-être aussi son avenir ?

La crise actuelle a mis à nu les formations politiques et le hirak a montré leur faillite. En dehors des partis de l’alliance, rejetés par une grande partie de la population pour leur responsabilité politique dans les dérives du régime Bouteflika, les formations de l’opposition peinent à pénétrer la société.

L’ancien président a toujours combattu une opposition responsable. Il n’admettait pas un contre-pouvoir quand bien même la loi l’y autorisait.

Une multitude de partis ont été autorisés uniquement pour noyer l’opposition. A cela s’ajoute le profil des élites. Certains sont d’anciens fonctionnaires ou ayant milité dans les partis alibi (FLN-RND).

Obnubilés uniquement par la conquête du pouvoir, ils ne sont capables ni de médiation entre les pouvoirs publics et la population ni d’exposer les demandes de cette dernière. En Algérie, les partis n’arrivent pas à acquérir une place dans l’espace public. Néanmoins, leur rôle est indispensable dans la résolution de la crise actuelle.

– Avec un règlement de la crise qui tarde, quelles sont, selon vous, les menaces qui peuvent peser sur le pays dans un contexte géopolitique particulier ?

L’Algérie n’est pas à l’abri des menaces extérieures. Le pays se trouve sur une plaque dérivante. En plus, des ondes émises par les bouleversements dans la région «arabe» et la contagion de l’extrémisme religieux, la vulnérabilité du pays repose sur le fait qu’il partage six frontières avec des pays.

La Libye, d’un côté, le Niger et le Mali, d’un autre, présentent des menaces évidentes qu’on devrait considérer comme des menaces de défense. Dans ce cadre, je pense qu’il importe d’accélérer le règlement de la crise actuelle. L’Algérie gagnerait à redéfinir sa profondeur stratégique.

– Sur un plan interne, l’enjeu essentiel reste l’organisation d’élections. Sauf que le hirak exige que ce soient des personnalités consensuelles autres que celles qui sont actuellement au pouvoir qui les supervisent. Dans quelle mesure pensez-vous que cette revendication puisse être satisfaite ? Existe-t-il une solution médiane ?

Le hirak a rempli sa mission. Il nous a donné une leçon de démocratie. Il vient d’écrire une nouvelle page dans la modernité politique. Il convient de capitaliser cette expérience. Seulement, l’ouverture d’un dialogue national est une nécessité vitale pour l’avenir de la démocratie en Algérie.

A l’heure actuelle, la classe politique semble adhérer au principe, mais avec des nuances pour chaque parti. C’est un premier pas. Demeurent les hésitations qui retardent le commencement de ce processus. Les voix discordantes sont un bon signe, elles augurent un débat passionné mais salutaire.

Le compromis s’impose comme un impératif, légitimant toutes les décisions prises. Erigé en mode de gouvernance du dialogue national, le compromis structurera, sans aucun doute, l’institutionnalisation de l’Etat de droit et la démocratie en Algérie. Les partis politiques comme les représentants de la société civile et du hirak gagneraient à y adhérer comme obligés moralement et politiquement.

Pour ce qui est de la présence et du rôle assigné aux personnalités de l’ancien régime, le problème se pose de la façon suivante. S’il est aisé de démettre l’actuel Premier ministre et son gouvernement, il est plus délicat en revanche de faire partir l’actuel chef de l’Etat du fait qu’il a été investi dans ce poste par la Constitution.

Deux options s’imposent pour contourner cet écueil. Rien n’oblige le chef de l’Etat à assister au dialogue national. Puisque c’est l’ANP qui en est la garante, les parties prenantes peuvent s’entendre sur le choix des personnalités (nationales ou des intellectuels) qui seront appelées à modérer le dialogue national.

En tout état de cause, la réponse à cette question doit se dégager d’un compromis. Au sujet de la tenue de l’élection présidentielle, celle-ci est une exigence impérieuse. Elle évite au pays de glisser dans une période d’incertitudes.

L’institution de l’instance de contrôle des élections et la date du scrutin sont l’une des premières missions du dialogue national. Le temps impose à tous d’agir ensemble dans un souci de préserver la stabilité du pays pour assurer la construction de la démocratie.      


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