Angelina Toursel au JI

« Frantz Fanon, un réveilleur du peuple »



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Angelina Toursel est doctorante en philosophie, spécialiste de la pensée de Frantz Fanon.


Dans cet entretien au Jeune Indépendant, elle revient sur quelques aspects de la pensée fanonienne qui confèrent à cette œuvre une dimension post-moderne. Fanon le psychiatre, le révolutionnaire, le journaliste et le penseur nous donne les clés pour comprendre l'Algérie de 2019, celle du Hirak non violent, une première dans l'histoire contemporaine du pays. Un mouvement qui donne écho aux différentes contestations mondiales du Printemps arabe aux Indignés en passant par Occupy.


Le Jeune Indépendant : En 1952, dans son ouvrage "Peau noire, masques blancs", Fanon décrypte l'anamnèse du racisme, qui est pour lui, le pilier central du système colonial et affirme : « C'est le blanc qui a créé le nègre mais c'est le nègre qui a créé la négritude ». Comment, selon vous, le racisme a pu façonner la perception révolutionnaire Fanonienne ?


Angelina Toursel : La métaphore médicale que vous évoquez pour parler du racisme est intéressante car l'engagement révolutionnaire de Fanon trouve ses racines dans l'exploration qu'il fait des dispositions psychiques racistes des colonisateurs comme des colonisés au cours de son activité de médecin-psychiatre.
C'est d'ailleurs sa propre conscience qu'il explore lorsque, débarquant en France métropolitaine de sa Martinique natale, il fait lui-même l'expérience d'un racisme ordinaire alors que, pétri d'idéaux patriotiques et humanistes, il s'était engagé volontairement dans la lutte contre l'occupation allemande. Dans une France fraîchement libérée, il se découvre objectivé comme « nègre » par ce qu'il nomme le « regard blanc ». Pour le Français métropolitain ordinaire victime d'un préjugé de couleur, le nègre représente un être presqu'animal, pas encore civilisé et qu'on associe volontiers à des clichés : sexuellement débridé, il serait arriéré, sauvage, mais aussi jovial et docile. Le slogan publicitaire « y a bon banania » associé à l'image d'un tirailleur sénégalais souriant niaisement symbolise pour lui la quintessence ces représentations. Enfermé dans cette image, Fanon exprime ainsi sa souffrance, cette mutilation de son être qui le désole et le révolte.
Cette expérience dégradante des hommes de couleur que Fanon décrit dans Peau Noire, masques blancs est aussi celle de tout colonisé auquel on associe d'autres préjugés liés à une race fantasmée. Les termes encore hautement polémiques aujourd'hui tels que "regard blanc", « nègre », sont des catégories utilisées par Fanon car elles font sens dans le contexte historique dans lequel il écrit. Mais c'est pour mieux les démonter qu'il les utilise : Fanon aspire à une société débarrassée de ces catégories raciales essentialisées abusivement et qui fondent la domination coloniale. Elles n'existent pas en soi et Fanon en tant que scientifique le constate bien. Elles sont le résultat d'une construction par des discours, l'effet de pratiques et d'institutions, ce qui n'allait pas de soi à cette époque. Parler ainsi de « blanc », de « nègre » ou d' « arabe » plutôt que d'hommes conduit à distinguer artificiellement des catégories dans l'humanité et laisse donc la possibilité de traiter différemment ces catégories. Cette distinction sur le plan anthropologique conduit à des effets politiques qui prennent la forme d'un pouvoir colonial se donnant la possibilité de refuser le droit à une vie d'homme digne de ce nom comprenant des droits politiques, juridiques, économiques, sociaux. Fanon en tant que psychiatre saisit combien cette pensée raciste est profondément inscrite dans l'esprit des colons comme des colonisés. C'est bien le regard blanc qui fait le Noir, tout comme le colonisateur fait le colonisé. La théorie racialisante qui s'exprime dans la violence coloniale repose et se maintient grâce à une haine de l'autre entretenue, haine qui sert de canal permettant de déverser une agressivité naturellement présente en l'homme, et qui conduit simultanément à exclure de l'humanité et à exploiter les dominés. La déshumanisation du colonisé, qui est déjà une forme de violence symbolique au sens où elle s'exerce par le biais de représentations, s'institutionnalise sous la forme d'une biopolitique brutale qui affecte le corps et l'esprit de ceux qui sont relégués dans les confins de l'humanité ou qui en sont définitivement exclus, car on ne peut légitimement maintenir une brutalité contre celui qui est reconnu comme pleinement humain. La haine de l'autre ainsi institutionnalisée facilite l'exploitation des ressources d'un territoire, ressources dont l'indigène lui-même fait partie.
Privé de la reconnaissance de son humanité par ce « regard blanc » qui le scrute et le chosifie, ce racisme provoque chez celui qui le subit plusieurs conséquences sur le corps et l'esprit. Fanon le sur lui-même et sur les autres colonisés : certains dominés intériorisent ces représentations qui devient haine de soi et cette résignation mortifère se traduit par une violence exercée contre eux-mêmes ou contre les autres.


Fanon et M'hamed Yazid


A l'inverse, d'autres dominés, pour se sauver, vont prendre le contre-pied de ce racisme et créer à partir des préjugés raciaux une identité positive d'eux-mêmes. C'est le cas des hommes de couleur qui vont « pousser leur cri de nègre ». C'est ainsi pour Fanon qu'apparait historiquement le mouvement qu'on a appelé la négritude et dont les fers de lance prestigieux ont été Césaire et Senghor. Il s'agit d'une revendication identitaire positive d'une culture nègre parce qui l'inscrit dans une histoire millénaire et une riche culture jusque-là déniées par le regard blanc. L'homme de couleur dispose enfin d'une histoire, d'une littérature, aussi valorisante que celle de la civilisation blanche. Si la négritude constitue une forme de réappropriation d'une identité par les hommes de couleur, elle ne suffit pas : elle ne fait que perpétuer des catégories artificielles, d'une façon certes positive et valorisante, mais qui maintient cette scission du genre humain. « Blanc », « nègre » ne sont que des déterminations illusoires destinées à être dépassées qui masquent sa profonde unité à laquelle Fanon associe la liberté de dépasser les déterminations qu'on assigne illusoirement aux individus et aux peuples. La négritude ne constitue donc pas encore une révolution, mais c'est la simple manifestation d'une colère, c'est-à-dire une réaction spontanée, incontrôlable, une explosion qui rompt le cercle infernal imposé par le blanc, mais qui à nouveau enferme l'homme de couleur, le nègre, dans d'autres préjugés, certes plus valorisants mais encore illusoires.
Puisque la domination coloniale prend ainsi appui sur une représentation de la racialité dont les principes sont intériorisés par ceux qui la subissent, toutes les tentatives de libération sont rendues difficiles.
S'approprier positivement une identité déjà déterminée par le Blanc n'est qu'une autre façon d'enfiler un masque blanc, de jouer selon ses règles du jeu, et donc de conserver quelque chose de la violence symbolique ainsi instaurée. Pour se guérir de ses formes de pathologies mentales, il est nécessaire que les dominés contestent le système colonial tout entier par la lutte armée. Cette lutte armée résout le problème de la double aliénation du colonisé : elle permet, dans un souci d'économie mentale, d'évacuer les tensions et excitations accumulées dans le psychisme et le corps des colonisés (effet de la condition d'aliénation intellectuelle), et offre en même temps une occasion de détruire un rapport de production qui maintient les colonisés dans leur condition d'aliéné économique. Selon la perspective fanonienne qui relie le politique et la psychiatrie, il est donc nécessaire d'envisager la décolonisation comme une véritable praxis révolutionnaire pour le colonisé.


Nous célébrons ce mois le centenaire de la naissance de Nelson Mandela, le leader sud-africain, qui doit beaucoup à la lutte de l'Algérie pour son indépendance et à l'œuvre de Fanon. Quel parallèle peut-on établir entre les deux hommes en termes de legs politique et dans la théorisation de la lutte armée en Afrique ? Autrement dit, le sentiment de racisme est-il le moteur commun pour ces deux révolutionnaires ?


Mandela comme Fanon ont fait tous deux une expérience du racisme mais elle n'est pas similaire. Cependant, des parallèles intéressants peuvent être établis entre leur parcours.
En Afrique du Sud, l'apartheid était inscrit dans les lois, le racisme était légalisé, la couleur de la peau permettait en toute légalité de distinguer les hommes en plusieurs catégories.
Dans le système colonial français, le racisme est bien présent dans les consciences et se manifeste même dans les écrits scientifiques, mais la loi française ne fait pas de distinction selon la couleur de la peau ou l'origine supposée, tout au moins sur son sol.

En Martinique comme en France métropolitaine, Fanon se sent français. Tout change à partir de son expérience algérienne. Il se rend compte que le système colonial français considère les algériens comme des citoyens de seconde zone, et l'accès à la citoyenneté française n'était pas de droit durant la colonisation.


Dans son article « No Direction Home », où il retrace l'itinéraire de Frantz Fanon, Adam Shatz précise que ce dernier avait rejoint l'équipe rédactionnelle d'El-Moudjahid (seul quotidien de langue française du FLN à l'époque) et avait la fonction de porte-parole du FLN (Front du Libération National) auprès des medias à Tunis. Comment Fanon le psychiatre et le journaliste a-t-il pris conscience du rôle du journaliste dans la révolution Algérienne ?


De manière générale, l'écriture révèle toute son importance chez Fanon en ce qu'il lui a consacré une grande part de son existence mais aussi parce que c'est le seul canal par lequel il s'est exprimé et par lequel nous pouvons accéder directement à sa pensée comme à son engagement dont il rend compte par ce moyen. Ce qui frappe tout d'abord, c'est la variété des écritures quant à leur genre et leur style : il ne cesse de les mêler et de les mixer. Tour à tour dramaturge, poète, journaliste, philosophe, Fanon est aussi un scientifique rédigeant des articles de psychiatrie, et comme on le sait bien, un théoricien politique. Par leur caractère transversal, les écrits chez Fanon sont des objets dignes d'intérêts en ce qu'on peut les considérer comme des portes d'entrée vers une pensée complexe qui ne s'est pas cantonnée à une seule et unique forme d'expression.
Lorsqu'il était médecin-chef d'une division de l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, il avait déjà créé une publication interne à destination des soignants comme des patients.
Ce qu'il considérait comme un journal de bord avait pour objectif de favoriser la communication entre tous par l'écriture. C'est dire déjà l'importance qu'il accordait au rôle du journaliste. Après sa démission de son poste qui marque sa rupture définitive avec le système colonial français et son plein engagement dans la lutte contre la colonisation, il a régulièrement collaboré à l'édition française d'El Moudjahid entre 1957 et 1960. Si les articles ne sont pas signés, on sait de façon certaine par les témoignages de ses proches que Fanon a rédigé des articles. On y reconnait d'ailleurs aisément sa plume et sa verve si singulières. Son épouse, Josie Fanon, était elle-même journaliste et l'on peut supposer que Fanon, à la fois témoin privilégié d'une révolution et acteur pleinement engagé dans une guerre a voulu rapporter les faits tels qu'il les vivait et les observait.


Farouche militant contre les injstices

Présent dans les zones de combat en Algérie, il a pu expérimenter aussi une situation propre au reporter de guerre. Ce rôle de témoin et de rapporteurs de faits est en effet celui qu'on assigne fréquemment au journaliste. Mais ce n'est pas le seul aspect que l'on retrouve dans ces articles : son engagement transparaît à travers son écriture. Il est clair qu'ici Fanon endosse aussi le rôle d'un journaliste engagé qui vise à modifier l'opinion publique et à rallier le plus grand nombre à la cause algérienne. D'ailleurs, le journaliste, en tant qu'intellectuel, est un relais important dans la lutte de libération nationale comme il a pu le théoriser dans son œuvre.
Selon Fanon, au cours de son parcours, l'intellectuel colonisé essaie de secouer son peuple : il se fait réveilleur du peuple.
Cette phase apparait en fonction de circonstances particulières, pour des personnes conduites à des situations extrêmes au cours desquelles elles ressentent la nécessité de dire leur nation, de composer la phrase qui exprime le peuple, de se faire le porte-parole d'une nouvelle réalité en actes. Il semble que dans le parcours propre de Fanon, lui-même intellectuel colonisé, le basculement dans cette phase corresponde à la période au cours de laquelle il a pu rédiger ces articles de presse juste après sa rupture avec le gouvernement colonial. On constate ainsi que ce sont les mêmes thèmes apparus antérieurement dans ses écrits sous une forme lyrique et allégorique dans son théâtre ou sa poésie, qui sont maintenant abordés dans ces articles de presse mais cette fois dans un style explicatif plus simple et accessible. Ce style permet de s'adresser à un public francophone plus large au-delà du cercle intellectuel et scientifique par lequel il est lu habituellement.
Ses articles de presse ne sont pas exempts de ce mélange des genres propre à son écriture : psychiatrie et envolées lyriques s'y mêlent harmonieusement lorsque Fanon veut exprimer l'espoir qu'il a encore de sortir de cette situation pour aboutir à une même idée que ses théories n'ont de cesse de mettre en exergue : une libération de l'homme qui s'exprime et se libère dans la violence. Il ne s'agit pas là que d'une expression cathartique d'une violence subie et intériorisée, c'est aussi une parole performative : elle produit quelque chose, elle est un acte d'engagement elle-même en ce qu'elle bouleverse le lecteur et ne peut le laisser indifférent.
Finalement, en s'adressant aux Algériens, comme aux colonisateurs et en multipliant les voies d'accès à sa pensée, son objectif reste le même : démystifier (ce mot revient souvent dans ses écrits) en faisant s'effondrer les mythes, en montrant la réalité telle qu'elle est. N'est-ce pas là d'ailleurs l'un des rôles actuels que le public attend désormais d'un journaliste ?


Forgé dans le sang et la colère, Fanon trace les contours de la contre violence. Pour lui « L'homme colonisé se libère dans et par la violence ». Aujourd'hui, le terme colonisé est à remplacer par celui de post colonisé. Comment pouvons-nous comprendre les manifestations populaires qui traversent le monde arabe à l'instar l'Algérie sous le prisme des travaux fanoniens qui sont sources majeures dans la construction de théories critiques formulées par les Cultural Studies ou les Post Colonial Studies ?


Cette phrase est centrale dans l'œuvre de Fanon, et c'est d'ailleurs celle qui a suscité le plus de polémiques car Fanon semble justifier le recours à une violence sans limite. Il faut replacer cette phrase dans le contexte particulier dans lequel elle s'est élaborée. La violence du colonisé unifie le peuple, contre le colonialisme qui est séparatiste et régionaliste. La violence dans sa pratique est totalisante, nationale. Une fois parvenue à la décolonisation, elle peut continuer à s'exprimer dans une lutte contre des fléaux nationaux comme la misère ou l'analphabétisme. Au niveau individuel, la violence désintoxique car elle débarrasse le colonisé de son complexe d'infériorité, elle lui rend une dignité, un sens à ses yeux, il se sent enfin appartenir à un collectif. Mais l'horizon ultime reste la paix et la libération de l'homme, la violence doit cesser une fois ces objectifs atteints.


Aujourd'hui, la situation est différente en Algérie. Le peuple algérien forme désormais un collectif plus uni que jamais par son histoire et sa tradition de lutte tout d'abord, et par les revendications actuelles exprimées. Le peuple algérien a donc semble-t-il choisi une autre voie que la violence pour régler les problèmes qu'il rencontre puisque les personnes mobilisées dans la rue n'ont de cesse d'appeler à la paix. Je pense qu'ils partent à juste titre de l'idée que le pouvoir leur appartient de droit comme de fait puisqu'ils se sont déjà libérés du joug colonial étranger il y a bien longtemps. Ils n'ont donc pas besoin d'utiliser la violence car cela les conduirait à l'utiliser contre eux-mêmes. Mais le système démocratique actuel fait aussi que le pouvoir exécutif est confié aux gouvernants censés servir le peuple. Or, comme c'est le cas en Algérie et dans d'autres démocraties, ce pouvoir peut avoir des tendances, même faibles, à s'absolutiser sans contre-pouvoir, et le peuple peut alors se sentir dépossédé et lésé. Cette forme de dépossession peut ainsi être vécue comme une violence symbolique pour les citoyens dont on réduit le droit à l'autodétermination politique. S'il y a bien une contre-violence dans ces manifestations, elle n'est que symbolique et dirigée contre ceux qui concentrent abusivement le pouvoir aux yeux des personnes mobilisées.
Fait notable et intéressant, c'est majoritairement la jeunesse algérienne, qui n'a pas connu la guerre de libération nationale, qui s'insurge contre un pouvoir détenu par des individus qui eux ont pu faire valoir des revendications similaires au cours de cette guerre de libération.
Propos recueillis par Ryma Rouibi


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