Utilisation d’un terme dénigrant une région du pays à la télévision publique

Le dérapage de trop



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Enième dérive de la télévision publique. La chaîne de télévision A3 a diffusé, en fin de semaine dernière, la vidéo d’un automobiliste qui s’exprimait sur l’élection présidentielle. Selon ce dernier, les Algériens qui rejettent ce scrutin sont qualifiés de «Zouaves». Le mot, qui fait référence aux unités coloniales françaises d’infanterie, est utilisé dans ce contexte pour désigner les habitants d’une région du pays, à savoir la Kabylie.

Diffusé sur les réseaux sociaux par des trolls, il sert à dénigrer cette population accusée d’être à la solde de la France et de vouloir le mal à l’Algérie. Les responsables de la direction de l’EPTV (ex-ENTV) ignorent-ils l’usage qui est fait de ce mot équivoque ? Permettent-ils sa diffusion en connaissance de cause ? Ont-ils conscience des conséquences graves que pourrait provoquer l’utilisation farfelue d’un tel terme aux connotations racistes ? L’ont-ils gardé à l’antenne dans ce but, particulièrement en ces temps de révolte populaire ? L’établissement public de télévision a-t-il abandonné sa mission de service public en faisant la promotion de l’élection à laquelle a appelé le haut commandement de l’armée sans tenir compte des revendications populaires ? L’EPTV joue-t-elle, sans le savoir, un rôle néfaste – tel celui assumé dans le génocide rwandais par la Radio télévision libre des Mille Collines – en provoquant la division des Algériens ?

La diffusion de cette courte intervention par un citoyen plein d’assurance a fait réagir sur les réseaux sociaux. A commencer par un journaliste de la Télévision elle-même, le reporter de Canal Algérie Madjid Benkaci, qui a posté un texte virulent sur son mur : «Je me démarque.» Pour ce membre très actif du collectif de l’audiovisuel public, la vidéo diffusée par A3 est un «appel à la haine, un acte grave et injustifié, au moment où on appelle à un dialogue rassembleur». «Il est inadmissible pour une chaîne publique de rapporter des propos haineux et condamnables (…) Une dérive de plus qui n’a pas sa place dans notre pays, dans notre société, ni plus encore sur une chaîne censée être un service public digne», s’offusque-t-il.

Tout aussi indigné, le journaliste et chroniqueur Nadjib Belhimer parle d’un «véritable 11 septembre algérien». «Ce fut une journée terrible qui ne ressemble en rien au 11 septembre 2001 qui a changé la face du monde après les attaques contre New York et Washington. Ce fut un 11 septembre algérien, où les bombardements se font par des discours, par la guerre propagandiste et psychologique menée par les médias privés pour faire passer l’élection présidentielle par tous les moyens», assène-t-il dans un long texte diffusé sur sa page et repris par le HuffingtonPost.

Discours ignoble aux conséquences graves

Le journaliste s’adresse à l’institution militaire dont les thuriféraires assumés sont derrière les attaques contre la Kabylie : «Au-delà des tortueuses circonlocutions auxquelles ont recours ceux qui utilisent ce mot, le message qu’ils cherchent à transmettre est d’accuser toute la Kabylie d’être au service de la France. Il est pour le moins étrange que le commandement de l’armée ne soit pas alerté par ce discour s raciste et garde le silence à l’égard de ceux qui l’adoptent tout en se présentant comme les défenseurs de l’institution militaire et de ses choix.» Selon Belhimer, si les Algériens se taisent aujourd’hui devant cette «déviation», ce discours d’un «citoyen» risque de se retrouver demain dans la bouche des «analystes» et «experts» qui monopolisent les plateaux des chaînes publiques et privées.

Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Alger 3 et ancien journaliste, Redouane Boudjemaâ considère que l’emploi du mot «zouave» à la télévision publique est un «crime complet».

La télévision publique n’est pas à son premier dérapage. Début juillet, elle a diffusé des informations diffamatoires portant atteinte à la réputation du commandant de la Wilaya IV historique, Lakhdar Bouregaâ, incarcéré, depuis, à la maison d’arrêt d’El Harrach. Sans se contenter de rapporter le contenu d’un communiqué du procureur de la République de Bir Mourad Raïs qui a placé le concerné sous mandat de dépôt, le bandeau qui défilait ad nauseam au bas de l’écran laissait croire que Bouregaâ est un fieffé menteur ! Selon une première version, il aurait usurpé l’identité d’un de ses compagnons, le chahid Rabah Mokrani dit Si Lakhdar. Lors du JT de 20h, le présentateur a lu, sans sourciller, le texte en gardant le passage diffamatoire. Comble de l’ignominie, quelque heures après, la même chaîne change de version : l’ex-commandant de la Wilaya IV aurait utilisé… le nom de son frère !

Le hirak n’a visiblement pas libéré la télévision publique de ses réflexes de média fermé. Malgré le timide mouvement de contestation qui s’y est engagé au début, la chaîne continue de défendre une même ligne uniciste, celle soutenue par le régime Bouteflika puis par ses successeurs. Les téléspectateurs-contribuables, qui continueront à faire fonctionner les établissements du 21, boulevard des Martyrs, n’auront jamais droit à des débats contradictoires, les opposants au régime n’y auront jamais voix au chapitre. Pis, la télévision enfourche un autre cheval : attaquer les «ennemis de la nation» par des invités qui snobent, lors des JT et des émissions, les Algériens.

Le ministère de la Communication n’a pas réagi à la dérive du 11 septembre. La Justice ne s’est pas non plus impliquée pour poursuivre les personnes qui cherchent à diviser les Algériens. L’Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV), censée défendre les missions nobles du service public, s’est murée dans un silence complice, se contentant de communiqués circonstanciels. Il est à craindre que les conséquences d’une telle gestion soient désastreuses pour tout le monde. Y compris pour les promoteurs du discours de la haine. 


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