Al Ghazâlî et Ibn Rochd

Les dentellières ne courent pas les rues



...

Quand un écrivain convoque Pénélope, Homère et deux grandes figures de la pensée du monde musulman pour interroger ce dernier aujourd’hui et parler de la violence.

Dans L’Odyssée d’Homère, Pénélope, en charge malgré elle de la boutique politique qui n’est autre que le royaume d’Ithaque, use d’un subterfuge unique en son genre dans l’histoire des relations sociopolitiques : défaire de nuit l’ouvrage qu’elle aura tissé de jour !

Cloîtrée dans son palais, elle attend, avec un calme olympien, le retour de son époux, Ulysse, parti il y a près de vingt ans guerroyer contre le royaume de Troie en Asie mineure.

Pour elle, c’est le seul moyen de retarder, voire repousser à tout jamais les avances et les offres de mariage de la part de multiples prétendants de la jeune noblesse oisive de son royaume. La fin, nous la connaissons : un bain de sang dans l’enceinte même de son palais.

Haute voltige politique de sa part ? Assurément oui, puisque son geste reste tout de même révélateur de la bonne tournure que devait prendre un royaume à vau-l’eau comme celui de son illustre époux. Pénélope, en effet, parvient à se rire de tous les lâches de son royaume.

Attribuons cependant le mérite de cette percée fantastique à son auteur, Homère, qui dans L’Iliade, avait déjà mis au-devant de la scène son fameux cheval de bois qui a permis aux guerriers grecs de prendre la citadelle de Troie et de mettre à sac cette dernière.

Le voilà renverser la vapeur, en recourant, une deuxième fois, à la malice. Pour bien boucler l’Odyssée, il n’hésite pas à se jouer de nos esprits par cette histoire somme toute rocambolesque : défaire, de nuit, l’ouvrage, tissé de jour.

Il laisse ainsi son héroïne entreprendre le processus de «déconstruction», mais pour bien recommencer la vie ! Pénélope, cette dentellière exceptionnelle finit par obtenir gain de cause même si le tout se termine dans une sanglante tuerie.

N’est-on pas en droit de se demander si la violence, même bien canalisée, peut être admise pour résoudre les problèmes des relations humaines ? En outre, n’est-il pas justifié de bien retourner, dans tous les sens, la thématique de la violence qui caractérise, depuis des lustres, le monde arabo-musulman ?

Là où Pénélope a eu recours à un stratagème sans faille et, surtout, sans précédent, voire inégalé, Al Ghazâlî (1056-1111), le grand soufi du Xe siècle, a préféré «effacer et se reprendre».

Pour ne s’en fier qu’à son attitude à l’égard de ses adeptes, sa propre démarche intellectuelle était devenue vraiment encombrante à plus d’un titre. Il prit donc la décision de «détruire» son «métier à tisser», celui du raisonnement philosophique, et de renouer avec ses premières amours, c’est-à-dire en cheminant à nouveau dans la voie du cœur, celle du soufisme.

Il s’était entre-temps essayé à la philosophie, mais sans grande conviction. Polémiste redoutable toutefois, il ne fit montre d’aucune propension à la violence, un tant soit peu verbale, à l’encontre de ses adversaires. Ces derniers, on le sait, se targuaient d’avoir le fin mot en matière de philosophie, d’autant que l’époque était aux tenants farouches de l’héritage philosophique hellénique.

Faut-il encore lui accorder grâce de n’avoir pas battu le rappel de ses adeptes pour faire usage de la violence, à l’instar de certains jurisconsultes de son époque ? De ce fait, il n’appela pas à faire couler le sang des penseurs qui avaient choisi une tout autre crédence que la sienne.

Dans une strophe, devenue référence et toujours déclamée par les lettrés, Ghazâlî le dit clairement : «J’ai laissé de côté ma passion pour mes bien-aimées/ Et je suis revenu à ma première demeure !/ L’ardente passion me héla alors : avance prudemment, car il s’agit là des demeures de celles que tu aimes, mets-pied à terre ! Je leur ai tissé un ouvrage de fine dentelle/ mais, n’ayant pas trouvé preneur, je fus amené à casser mon métier à tisser !»

Dans «L’incohérence des philosophes», texte magistral, solidement charpenté et dont l’argumentation repose superbement sur des mécanismes, à la fois philosophiques et soufis, le jugement de Ghazâlî est décisif et irréversible : ceux qui ont recours au raisonnement purement philosophique pour étayer leurs thèses ne font que verser dans l’erreur ! A ses yeux, la seule voie de la connaissance véritable ne saurait être que celle du cœur, et du cœur uniquement !

Il va sans dire qu’il n’y a aucune mesure entre la démarche de Pénélope, si violente qu’elle fût, et l’attitude foncièrement pacifiste de Ghazâlî. Cela ne nous interdit pas, cependant, un petit détour pour pointer du doigt ce qui se passe, de nos jours, dans le monde arabo-musulman.

Les détenteurs du pouvoir, aussi bien militaire que politique, à l’écoute de leurs propres pulsions ou de leurs diablotins de pseudo-conseillers et jurisconsultes, ont une propension à verser le sang. Malheur à ceux qui prennent une tout autre position, contraire au choix du dominateur.

Al-Ma’arri, (973-1057) n’a-t-il pas apostrophé les monarques de son temps : «On le sait de tout temps, les jugements portés par ceux qui tiennent les rênes du pouvoir sont toujours sans appel» ! Le cas du vainqueur des Croisés, Salah-Eddine El Ayoubi (1138-1193) est typique et instructif à cet égard.

C’est lui, affirment les historiens, qui aurait ordonné la mise à mort de Sohrawardi (1155-1191), maître de la philosophie «illuminative». Et ce sont les mêmes magouilleurs qui ont fait crucifier Abou Mansour Al Halladj (858-922) sous prétexte d’avoir dévié du dogme religieux orthodoxe.

Dans son texte, Al Ghazâlî s’attaque à tout ce qui lui paraît relever de l’hérésie. Celle-ci, selon lui, prend des formes multiples, voire des facettes versatiles puisqu’elles sautillent entre philosophie hellénique et croyance religieuse. Il n’en demeure pas moins que les tenants,aussi bien du jugement raisonné et argumentéque de la démarche soufie, ont payé le prix le plus fort.

En effet, la lecture donnée par certains jurisconsultes à la solde des monarques a mené ces mêmes politicards à tirer à boulets rouges contre tout ce qui est, à la fois, philosophie ou pur soufisme.

Le cas de Ghazâlî lui-même n’est pas éloigné de celui de Friedrich Nietzsche (1844-1900) dont les écrits ont été relus par les nazis à partir de leur propre prisme pour atteindre leurs néfastes objectifs. Ces derniers n’ont-ils pas diabolisé ce malheureux penseur en faisant de lui le chantre de leur idéologie meurtrière et dévastatrice ?

Et depuis quand les penseurs, toutes tendances confondues, ont-ils déclaré la guerre à leurs semblables ? Leur malheur, à travers toute l’histoire, ne résulterait-il pas de ce que les gouvernants et leurs courtisans font de la vie une sorte de propriété privée en déformant les principes du nationalisme, de la justice, de l’égalité et des autres grandes notions morales communément admises un peu partout ?

Dans ce contexte, il est possible de dresser une longue liste de suppliciés, de décapités, de brûlés vifs, de disparus, de déportés et de tant d’autres qui ont fait les frais des mauvaises gouvernances et de leurs sbires.

Ghazâlî, même s’il ne remporte pas l’adhésion de tous, n’a pas fait de la violence son cheval de bataille, loin s’en fallait. C’est pourquoi nous continuons, de nos jours, à jeter un piètre regard sur ce qui subsiste de ce «monde arabo-musulman» !

Plus d’un demi-siècle après la mort d’Al Ghazâlî, le grand philosophe et médecin cordouan, Ibn Rochd (1126-1198), déterre sa hache, non pas de guerre, mais du raisonnement et de la simple logique commune à tous les hommes et sous toutes les latitudes.

Le voilà, dans une Andalousie soumise au diktat de certains esprits étriqués et imperméables à toute nouveauté, à tenter de renverser la vapeur. Il répond ainsi à son supposé adversaire du Machreq par un texte d’une limpidité d’eau de roche qu’il intitule «Incohérence de l’Inconhérence»!

Non, la raison ne brandit pas la hache de guerre, faut-il le répéter ? Ghazâlî, son honorable prédécesseur, n’était pas allé en guerre contre ses propres détracteurs qui poursuivent encore, de nos jours, leur croisade sous prétexte de purifier le dogme religieux et de mettre un pied ferme dans un siècle de lumières qui, apparemment, ne risquerait pas d’émerger.

Du reste, on l’a vu tout au long du siècle dernier, lorsque les adeptes des théories philosophiques ont été légion. Du marxisme à l’existentialisme, en passant par le positivisme logique, le modernisme et le post-modernisme, ils n’ont cessé de foisonner dans ce monde arabo-musulman, mais sans aboutir à quelque chose de fiable qui mettrait à bas toutes les formes de gouvernance dictatoriale.

Al Ghazâlî n’avait-il pas opté pour la voie du cœur ? Pourquoi donc Ibn Rochd ne prendrait-il pas le chemin opposé, celui de la connaissance via la raison et la logique ? Aucune violence de part et d’autre, même pas verbale, et c’est là l’essentiel puisqu’il s’agit, avant tout, d’une même leçon d’humanisme donnée par deux adversaires en idées. ’intellect, cette haute faculté de se connaître au sein du monde dans lequel nous évoluons, a toujours été au rendez-vous et un peu partout pour sauver la face de l’être humain, sinon son existence.

C’est là un acquis préalable extraordinaire, n’est-ce pas ? Malheureusement, la majeure partie des gouvernants, depuis la haute antiquité, ainsi que ceux qui leur obéissent au doigt et à la l’œil, n’ont jamais pris la peine de potasser les textes de grande voltige philosophique et spiritualiste, d’où la débâcle qui continue de caractériser l’ensemble du monde, et tout particulièrement le musulman.

A titre d’exemple, on a vu «Al Azhar» se placer indifféremment sous les oripeaux de n’importe quel gouvernant : ottoman, royaliste, républicain, socialiste, dictatorial ou autre. L’exemple n’était plus donné par certains gouvernants plus ou moins éclairés, encore moins par les prêcheurs dans les mosquées ou par ceux qui prétendaient avoir quelque relation avec la vie de l’esprit.

Pourtant, l’exemple est bel et bien donné par Al Ghazâlî et Ibn Rochd, chacun selon sa vision du monde. Aucun des deux n’a condamné aux géhennes son supposé adversaire, bien qu’ils furent aux antipodes l’un de l’autre. Si Al Ghazâlî ne s’est pas fait comprendre par son entourage, il est arrivé, en revanche, à se repositionner sur l’échiquier de la réflexion, là où il s’était déjà cantonné en sa prime jeunesse, c’est-à-dire dans le soufisme.

Il fit donc usage des mêmes armes, celles auxquelles se réfèrent tous les penseurs de par le monde et en tout temps, entendez celles du cœur.

Et c’est formidable ! Se situant en marge de sa société, il prit un chemin bien spécifique pour affronter ses adversaires, les philosophes, son époque, rappelons-le, étant celle du fleurissement de la philosophie grecque. Il fit son bout de chemin, tout seul et en toute douceur. La maturité venant, il reprit le bâton du soufisme.

Non, les philosophes et les adeptes du soufisme, les vrais bien sûr, ne se font pas la guerre ! Ibn Rochd, supposé être l’un des adversaires d’Al Ghazâlî, bien que le terrain de confrontation se situait quelque cent ans après que ce dernier eut livré son combat, brandit les armes de l’universalité en étant convaincu que ce sont celles que devrait prendre n’importe quel être humain de par le monde : la logique et ce qui est commun à tous les mortels.

Sans effusion de sang, ces deux grands esprits ont su diriger, avec un certain recul, un champ de bataille en chefs d’orchestre plutôt qu’en chefs de guerre.

Cela nous donne un exemple à suivre de près dès lors que l’entendement est chose possible entre les hommes, surtout dans le monde arabo-musulman de nos jours.Tout compte fait, la réflexion dans son essence ne serait-elle pas un ouvrage de véritable dentellière ? 


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