Pratique mafieuse et omerta



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Par Ahmed Tessa, pédagogue
Dans la livraison précédente, nous avons évoqué les dérives d’ordre économique perpétrées par le commerce informel des cours payants. Mais le brassage de ces sommes faramineuses en dehors de tout contrôle fiscal n’est que la face visible de l’iceberg. Il en est de plus graves, car insidieuses et sournoises. Nous citerons les dérives d’ordre moral et celles d’ordre pédagogique. L’une des premières phrases qu’entendra cet enfant de 6 ans est la suivante : «Dis à tes parents de t’offrir des cours payants.»  Au collège et au lycée, ce sera plus subtil comme message. L’enseignant/commerçant montrera du laxisme et du «je-m’enfoutisme» devant les demandes d’explication des élèves en difficulté. Pour toute réponse : «Je n’ai pas le temps de tout expliquer, vous êtes trop nombreux et le programme est chargé.» Clin d’œil à décoder : vous n’avez qu’à venir chez moi et vous aurez les explications. 

Ce témoignage est glaçant de cynisme. Le fils de cette dame est faible en mathématiques. Il lui demande d’acheter des cours chez son enseignant, comme le font tous ses camarades. La maman acquiesce. Subitement, ses notes grimpent de 5/20 à 14/20. Contente, la bonne dame s’en va faire l’éloge de cet enseignant. L’année scolaire d’après, à cause d’un déménagement, son fils est scolarisé dans un autre établissement. Il retombe dans ses travers avec des notes calamiteuses en mathématiques. A sa maman qui lui demande les raisons de cette chute, l’enfant répond naïvement : «Mais maman, l’année dernière, le prof nous donnait, en cours payants, les épreuves des devoirs surveillés et des compositions. D’où mes bonnes notes.»  
En tordant le cou à la morale et à l’éthique d’un métier noble, ce commerçant signifie à ses élèves que «tout s’achète, y compris les bonnes notes». Ainsi se cultivent les germes de la corruption (passive et active) dans des esprits en jachère. Ainsi se forme, via les enfants, le germe pathogène le plus ravageur de la cohésion morale au sein d’une société : le virus de la corruption.
 Dans les esprits formatés, celle-ci se verra dotée du statut de «valeur» sociale. Le monde à l’envers ! N’est-ce pas qu’en conditionnant l’enfant — du primaire à l’université (eh oui !) — à l’achat du savoir, alors que la Constitution lui garantit la gratuité, nous formons une génération de futurs citoyens nourris à la «tchipa» ou au «bakchich». Quel avenir préparons-nous !

Dérive pédagogique
Suivons l’horaire de travail d’un enseignant/commerçant. Au lycée, il est redevable de 16 heures/semaine, celui du collège de 22 heures et 27 heures pour leur collègue du primaire. Au-delà de cet horaire, ils ouvrent droit aux heures supplémentaires. Toutefois, en tant que fonctionnaire redevable – théoriquement — de 40 heures/semaine, il y a lieu de multiplier cet horaire effectif par deux. En effet, le travail d’un enseignant consciencieux ne s’arrête pas une fois sa dernière leçon dispensée. Rentré chez lui, il corrige, évalue sa journée de classe, se documente, prépare ses fiches pour les leçons du lendemain, élabore sa stratégie de remédiation au profit des élèves en difficulté qu’il aura auparavant détectés. C’est là le minimum exigé par la profession. Autant de tâches indispensables pour rendre efficace son acte pédagogique. Par dévouement, il est souvent contraint de veiller la nuit dans l’intérêt de ses élèves. On se souvient de nos enseignants d’antan que ses élèves ne voyaient que rarement traîner dans les cafés ou dans la rue. Ils étaient happés par les honneurs de la charge qui les clouaient à table, chez eux.
Auprès des marchands de cours payants, ces activités, pourtant incontournables, ne sont pas de mise. Hautains, ils prétendent qu’elles sont bonnes à conseiller aux collègues naïfs. Après sa journée de travail réglementaire, «l’en…saignant/commerçant» – le monsieur ou la dame — n’aura même pas le temps de faire un crochet par la maison. Ereinté (e) par sa journée de classe, il (ou elle) se dépêche à perdre haleine à l’autre bout de la ville, passer une bonne partie de la soirée dans une cave, un garage et  pour les plus futés une villa ou un appartement aménagés. Des locaux où s’entassent comme des sardines des innocences avides d’engranger des recettes miracle et d’avaler des tonnes d’exercices-types calqués sur le modèle examen. Croyez- vous qu’il prendra le temps nécessaire pour cerner toutes les difficultés de ses  clients ? Pressé. D’autres collègues/commerçants attendent leur tour. Ils se relayent dans un ballet inimaginable : soumettre les élèves/clients aux «délices» du bachotage en leur faisant avaler exercices et problèmes-types d’examens. Et dire qu’ils justifient ce commerce clandestin par le sureffectif des classes et la surcharge des programmes, alors qu’ils officient dans un garage bondé d’élèves/clients, le triple parfois de l’effectif de la classe.
En spécialistes de la manipulation des esprits et pour attirer le maximum d’élèves (effet de pub), nos «en…saignants/commerçants» arrivent jusqu’à convaincre les bons élèves à fréquenter leurs cours de soutien. C’est ainsi que s’installent des réflexes bizarres : de bons élèves, très à l’aise dans leurs apprentissages scolaires, se font transmettre le virus de l’assistanat via les cours payants. Une mode ? Non, pire ! Une drogue qui les prend dès le berceau du primaire, inoculé par des enseignants sans scrupules. Qu’en est-il de la dérive pédagogique ? Vendus à la sauvette à des élèves venus avec, chacun, ses propres difficultés/lacunes, ces cours payants relèvent du bachotage, sans aucun impact pédagogique si ce n’est de surmener des cerveaux fragiles. Le bachotage est une préparation collective, artificielle et intensive aux examens. Elle est basée sur la démultiplication d’exercices types. De ceux qui peuvent être donnés le jour de l’examen. Il ne s’agit pas de dispenser des leçons individualisées qui amèneraient chaque élève à combler ses propres difficultés. Non ! On lui fera miroiter l’argument, faux bien entendu, que «par la multiplication de ces problèmes-types, il pourra réussir à l’examen».
 L’arnaque ! Le bachotage équivaut à la roulette russe ou au jeu de la tombola ! Une pratique antipédagogique qui renforce la frustration et alimente le sentiment de révolte quand l’élève sent vraiment que ses déficits n’ont pas été comblés. Surtout lorsque, le jour de l’examen, ce bachotage ne lui sera d’aucun secours – ce qui est souvent le cas. 
Dans cette ambiance qui sent le fric, «l’en…saignant/commerçant» reproduira, les mêmes démarches que celles utilisées en classe : les mêmes manuels et avec les mêmes exercices et souvent avec ses propres élèves. A-t-il les ressources physiques et mentales pour satisfaire les besoins individuellement exprimés ? Les difficultés varient d’un élève à un autre. Et chacun a besoin que sa difficulté soit levée avant que ne commence une nouvelle leçon : une remédiation directe et non différée. La méthode employée lors des cours payants ne change pas de celle utilisée, jusqu’à l’usure, depuis de longues années : un enseignement magistral et uniforme ; une nombreuse assistance ; des élèves de niveaux hétérogènes ; débauche de salive et de brosse à effacer le tableau. 
Ces «en...saignants/commerçants» pensent-ils à explorer des pistes novatrices ? L’innovation pédagogique consiste a faire appel à des pratiques nouvelles en droite ligne de la pédagogie différenciée dont les éléments structurants sont : la méthode interactive, les groupes de niveau pour coller au plus près des difficultés, l’observation psychopédagogique qui sert à détecter les élèves en difficulté. Fatalement, avec la reconduction de l’ambiance et des pratiques qui ont prévalu en classe normale, l’échec pointe de nouveau.
A la seule différence qu’ici surgissent des éléments aggravants : le nombre élevé d’élèves/acheteurs, l’exiguïté du local et l’empressement du vendeur de cours. Il doit se déplacer ailleurs où l’attendent d’autres clients (élèves). Il n’a pas le temps matériel pour se pencher sur les cas individuels. Exceptés les bons élèves qui les fréquentent par réflexe conditionné, les élèves qui escomptent bénéficier des cours payants sont tous des cas spécifiques. 
Ils éprouvent un fort besoin de prise en charge individualisée, la seule qui peut les remettre sur pied. Et généralement, leurs lacunes remontent aux années précédentes et non pas uniquement au programme de l’année en cours.  Or, c’est ici que se niche l’une des dérives pédagogiques. Ces cours payants intensifs ne portent que sur le programme de l’année en cours.
Ces «en...saignants/commerçants» n’ont pas le temps de revenir sur les lacunes accumulées lors des années, voire des cycles précédents. Ils préparent leurs clients (élèves) à l’examen final. Et ces derniers s’y présentent sans que leurs lacunes de fond  soient comblées. Une belle arnaque qui berne élèves et parents. 
La preuve nous est donnée par une étude menée par le MEN qui confirme la nocivité des cours payants. D’ailleurs, les établissements scolaires qui caracolent avec 100% de réussite sont situés dans des localités où n’existent pas de cours payants. Le sérieux et le dévouement de leurs enseignant(es) ont largement suffi pour que les élèves réussissent sans être arnaqués financièrement. 
La dimension psychologique est totalement évacuée. Le vendeur de cours a, face à lui, des têtes en forme de billets de banque. Pas le temps de communiquer, de poser sereinement un diagnostic sur ce qui bloque les progrès de l’élève, cibler ses lacunes et lui prescrire une remise à niveau à la carte. Non, il ne pourra jamais adopter cette démarche. Elle nécessite du temps, des compétences spécifiques et des groupes réduits d’élèves constitués en groupe de niveau par matière. Le prix de revient serait trop cher. Il perdrait au change. Sensibles aux critiques qui décrédibilisent ce bachotage de masse dans des endroits insalubres, les plus téméraires parmi ces «en...saignants/commerçants» rappliquent vers le bachotage en petits groupes. En récompense, ils exigent un tarif horaire exorbitant, jusqu’à 4 000 DA/l’heure. Le double de celui appliqué dans les garages. Et comme par enchantement, la mercuriale des prix chauffe. Et ça marche auprès d’une certaine catégorie de parents ! Entre ces parents, les mamans surtout, s’engagent une concurrence pour savoir qui d’entre elles a inscrit son enfant chez le commerçant le plus cher. Renversant ! 
La question qui brûle les lèvres est celle de savoir les raisons du silence qui entoure ces pratiques mafieuses qui relèvent du délit. Bien des pays ont voté des lois dans ce sens. Quand une mafia dirige un pays, son objectif principal est de s’entourer de relais mafieux dans tous les secteurs de la vie économique et sociale. C’est pour cette raison qu’on parle de la mafia du lait, de la mafia du ciment, etc. Grâce à ces relais mafieux, le pouvoir politique peut s’assurer la «pax mafiosa» ou paix sociale. Mais aussi permettre la formation d’une «bourgeoisie affairiste et prédatrice» qui constituerait la base de sa mainmise sur la société. 
Oui, il faut bien le dire, une omerta généralisée a couvert ces agissements néfastes qui gangrènent le secteur de l’éducation, du primaire à l’université. Les rares voix qui se sont élevées n’ont pas été écoutées. Et ça continue de plus belle !
A. T.

(Prochainement : «Que faire pour éradiquer le fléau des cours payants»).


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