Jours de fête sous couvre-feu à Alger

Un Aïd en apnée



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Quand vous lirez cet article, l’Aïd sera déjà vieux d’au moins 48 heures. Une éternité à l’ère du numérique et de la modernité 2.0. Pour autant, il nous a paru utile de consigner les impressions de cet Aïd si «particulier». En cause, une fois de plus, les bouleversements sociaux causés par la «Covid».

Il est 8h20, ce dimanche 24 mai, premier jour d’«El Aïd Esseghir». On enfile notre masque de protection et on se jette à l’eau en se demandant si on allait pouvoir respirer correctement tout au long de notre petite tournée déambulatoire avec cet accessoire contraignant sur la bouche. Impression d’un «Aïd en apnée»…

Rappelons que parmi les mesures décrétées par les autorités pour l’Aïd El Fitr, l’interdiction de circulation pour tous les moyens de locomotion motorisés, motos incluses, et l’obligation du port du masque, en plus de l’avancement de l’heure du confinement à 13h sur tout le territoire national.

Des enfants avec des masques

Dès 6h, la mosquée du quartier a commencé à diffuser par haut-parleur les formules rituelles de «takbir». Si la prière collective n’a pas été observée, les imams ont tout de même dispensé un prêche de circonstance répercuté par mégaphone.

C’est la première grosse particularité de cet Aïd 2020, l’office religieux du premier matin post-Ramadhan ayant toujours constitué un rituel sacré dans les célébrations collectives de la fin du jeûne.

En croisant les premiers voisins dans le quartier, on doit se faire presque violence pour réprimer ce réflexe naturel qui consiste à tendre la main et la joue pour les embrassades démonstratives de l’Aïd. Les gestes barrières nous enjoignent de nous congratuler sans effusions «tactiles».

Parmi les premières images qui attirent notre attention : des bambins qui, à leur tenue d’apparat, ont ajouté le désormais indispensable masque facial. Un gamin dans les 12 ans accompagné de son papa arborait ainsi un ensemble impeccable avec djellaba blanche et calotte immaculée, le tout assorti d’un masque de protection blanc. En bas d’un immeuble de la rue Docteur Saâdane, trois enfants, armés chacun des masques de rigueur, prennent allègrement des selfies en compagnie de leur père.

Un peu partout, des affiches de prévention invitent les citoyens au respect de la distance sanitaire. Une nouvelle affiche à l’initiative de la mairie d’Alger-Centre exhorte les Algérois à mettre la bavette en rappelant : «Le port du masque est obligatoire». Il faut noter cependant que la consigne est moyennement observée, et que le bout de tissu préventif censé recouvrir le visage  n’est pas porté par tout le monde.

Un Aïd à «mobilité réduite»

Autre image forte : les grands boulevards de la capitale étaient désertés par les automobilistes, effet direct de cet «Aïd à mobilité réduite» imposé par les autorités. Les rares voitures qui circulaient étaient principalement des véhicules de service, en premier lieu les patrouilles de police et les camions de ramassage des ordures de NetCom. Il n’empêche que certains véhicules particuliers défilaient de temps à autre sans trop savoir s’il s’agissait de professionnels autorisés ou de simples particuliers bravant les check-point.

Des barrages de police aperçus sur le boulevard Krim Belkacem (Telemly), près de la direction générale de Sonelgaz, au carrefour du palais du gouvernement ou encore à hauteur de la Fac centrale, filtraient les conducteurs. Une voiture aperçue près de la mairie d’Alger-Centre arborait un macaron estampillé «tem : tem», du nom de l’opérateur VTC, et la mention «Personnel médical».

Nous avons remarqué aussi nombre de véhicules de service de certaines chaînes de télévision transportant des équipes de reporters chargés de retransmettre l’ambiance de l’Aïd et recueillant les sentiments de citoyens et autres travailleurs assurant stoïquement la «permanence» pendant les fêtes. Voici d’ailleurs une équipe de télévision interviewant un boulanger ouvert sur le boulevard Mohammed V.

Comme il est aisé de l’imaginer, l’écrasante majorité des magasins sur les grandes artères étaient en berne. De ce fait, les rues Didouche Mourad, Hassiba Ben Bouali ou encore Larbi Ben M’hidi étaient enveloppées d’un calme zen, surtout en l’absence de cafés ouverts, premiers établissements à être pris d’assaut en temps normal. Seuls quelques buralistes, très sollicités par ailleurs pour les bonbons et autres jouets si prisés par les enfants, sont ouverts, de même que certaines officines pharmaceutiques et magasins d’alimentation.

Le gérant d’un bureau de tabac et parfumerie, près de la rue Tanger, nous confie : «C’est un Aïd assez particulier. Il y a moins d’affluence, c’est sûr. Même pour les visites familiales, malheureusement, cette année, ça ne va pas être possible.

On doit se contenter de faire nos vœux par téléphone.» Le jeune tenancier de la boutique nous apprend dans la foulée que pour les tenues de l’Aïd, «on a dû les acheter au noir via Facebook. Il y avait pas mal de vendeurs qui proposaient des articles d’habillement pour l’Aïd sur les réseaux sociaux».

Un jeune papa croisé pas loin du MaMa, s’affichant avec une bavette, accompagné de ses deux petites princesses portant de magnifiques robes blanches à dentelle, regrettait lui aussi de devoir limiter les sorties familiales.

«C’est un Aïd spécial. On ne va pas pouvoir effectuer de visites à nos proches. On va se contenter du téléphone», lâche-t-il. Concernant les vêtements de l’Aïd, le sémillant papa affirme : «On s’y est pris à l’avance. On a fait nos achats avant la fermeture des magasins d’habillement.»

«C’est excessif !»

Samir, un quadragénaire vêtu d’une abaya blanche, regrette, pour sa part, de ne pouvoir se rendre comme chaque année à Bordj Bou Arréridj où vit une partie de sa famille. «Habituellement, je passe les deux jours de l’Aïd dans la région de Bordj et Sétif. Je fais le plein d’air frais et de paysages là-bas et je rentre revigoré. Cette année, Allah ghaleb, on ne peut pas bouger. C’est dommage. Mais c’est pour la bonne cause», dit-il.

Un autre père de famille avoue avoir du mal avec ces restrictions : «Franchement, je trouve que c’est excessif d’aller jusqu’à interdire les déplacements en voiture. Du coup, on ne peut pas rendre visite à nos proches. Les visites au cimetière deviennent compliquées.

C’est trop ! L’obligation du port d’une bavette aurait suffi, d’autant plus que les Algériens ont intégré pas mal de gestes barrières. Par ailleurs, on a assisté tout au long de ce Ramadhan à des scènes de relâchement inexcusables. Les marchés étaient bondés, il y avait une ruée sur les vendeurs de qalb ellouz, de vêtements… Les gens sortaient le soir sans problème. Donc, je ne vois pas pourquoi, d’un côté, on tolère ces dépassements, et de l’autre, on impose de telles restrictions.

Même pour les horaires du confinement, c’est la cacophonie la plus totale. Un coup, ils te disent couvre-feu à 19h, puis à 15h, puis à 17h, et maintenant, c’est à 13h (pour les fêtes de l’Aïd). On a l’impression que le gouvernement tâtonne et fait du surplace.»

Si la physionomie générale de la capitale est celle d’une ville morte, assommée par le confinement et les contraintes du couvre-feu avancé à la mi-journée, les rues d’Alger, surtout dans les quartiers populaires, s’animaient peu à peu à mesure que le soleil chasse les gros nuages qui recouvraient le ciel.

Sur la rue Didouche Mourad, à la rue Ahmed Zabana ou encore au jardin Ferhat Boussad (ex-Meissonnier), l’ambiance était bon enfant. Quelques familles s’autorisaient une visite furtive chez les proches ou amis du voisinage.

Des jeunes s’amusaient bruyamment de la situation, les uns laissant pendiller leur bavette sous le menton tandis que d’autres ne jugeaient carrément pas utile de s’encombrer de l’accessoire préventif.

L’hymne de Abdelkrim Dali retentit dans la Capitale

A un moment, à proximité de la place Audin, retentit un son festif aux airs de la zorna diffusé d’une sono motorisée. Renseignement pris, il s’agit d’un véhicule à l’enseigne de l’OPCA : l’Office de promotion culturelle et artistique, un organisme relevant de la commune d’Alger-Centre. Après la zorna, le véhicule s’est mis à diffuser le fameux M’zinou n’har el youm saha aidkoum (Qu’il est beau ce jour, joyeux Aïd).

«Nous sommes un organisme de la commune d’Alger-Centre. Nous sillonnons la ville en diffusant des programmes culturels et musicaux», nous explique un jeune membre de l’équipe de l’OPCA. «Ce matin, on a commencé par diffuser des versets coraniques. Et maintenant, c’est la zorna. Nous allons poursuivre la diffusion de cette programmation musicale jusqu’en fin de matinée. C’est pour mettre un peu de gaieté dans l’espace urbain», ajoute le jeune cadre.

Et de préciser : «Nous avons assuré aussi des animations ambulantes tout au long du Ramadhan, de 17h à 19h.» De fait, il nous est arrivé à de nombreuses reprises d’entendre retentir en plein confinement, durant ce Ramadhan, tantôt du Coran, tantôt de la musique façon DJ, fusant d’un véhicule qui traversait le quartier, et l’on se demandait ce que c’était. Maintenant, on le sait.

Au cours de nos déambulations, nous croisons l’activiste Farid Boughida, une des figures emblématiques du hirak, avec un autre militant. Tous deux étaient armés d’un masque de protection. «Pour moi, cet Aïd n’a aucune saveur, surtout en pensant à nos frères détenus», tranche Farid. «On est revenus à la case départ, mais le hirak reprendra inch’Allah et reviendra en force !» martèle-t-il avec détermination.

Farid a lui-même été arrêté à plusieurs reprises. Il a été condamné le 23 février dernier à 3 mois de prison ferme et 20 000 DA d’amende. Mais loin de se laisser intimider, Farid est sur tous les fronts. Tout au long du Ramadhan, il activait au sein d’une association caritative du nom de Djazaïr El Tadhamoun (Algérie Solidarité).

«Nous avons sillonné le pays à distribuer des dons aux familles défavorisées. On a distribué plus de 5000 couffins du Ramadhan. On a été à Blida, à Larbaâ, à Baraki et chez d’autres populations abandonnées. On a même été dans les wilayas du Sud», témoigne Farid avant de lancer avec conviction : «Le hirak, c’est aussi ça : la solidarité !»

«Mon Aïd porte le nom des prisonniers politiques»

Couvre-feu oblige, cet Aïd confiné a contraint les Algériens à s’en remettre plus que les autres saisons aux commodités de la téléphonie mobile, aux réseaux sociaux et autres plateformes numériques, pour adresser leurs vœux en faisant exploser tous les forfaits. «On a eu le télétravail, et maintenant, c’est la mode du télé-Aïd», ironise une amie.

Certains préfèrent prendre la chose avec dérision et se gausser de cet «Aïd sous Covid». L’universitaire à l’humour caustique Zoubida Berrahou a ainsi posté avec sarcasme : «Cov’Aïd Moubarak !»

On a pu lire, par ailleurs, de savoureux récits de l’Aïd avec, à la clé, un petit comparatif avec les cérémonies d’autrefois et le violent contraste avec cette édition insipide. Dégustons cette pépite littéraire partagée par l’écrivaine Maïssa Bey via sa page Facebook, où elle écrit : «C’est jour de fête.

Et nous sommes nombreux à nous souvenir des jours anciens. L’Aïd es-sghir où les familles se retrouvaient au complet. Le plus souvent, trois générations célébrant à leur façon la fin du Ramadhan. Et les images affluent : mon grand-père, Cadi de la mahakma de Ténès, vêtu de son burnous blanc au sortir de la mosquée, salué par ses concitoyens. Les femmes affairées dans la cuisine dès le lever du jour et dont nous ne soupçonnions pas du tout la somme de travail qui leur était infligée.

Les enfants, insoucieux, bruyants et bagarreurs, comptant les sous qu’ils avaient récoltés et les gardant comme autant de promesses de bonbons. C’était cela la fête. Fraternité, joie des retrouvailles dans le bruit et l’amour partagé. C’est ce que je vous souhaite. Envers et contre tout.»

A retenir également les nombreux messages de solidarité avec les prisonniers politiques et les détenus d’opinion qui ont fleuri sur les réseaux sociaux. Notre ami Hakim Addad écrit : «Mon Aïd cette année porte le nom des prisonniers politiques et des détenus d’opinion : Yasser Kadri, Khaled Drareni, Karim Tabbou, Samir Benlarbi, Toufik Hassani, Slimane Hamitouche, Walid Kechida, Walid Nekkiche, Sofiane Merakchi, Abdelhaï Abdessamie, Saïd Boudour, Soheib Debaghi, Tahar Larbi, Boussif Mohamed Boudiaf, Malik Riahi, Hamada Khatibi, Ahmed Sidi Moussa… les noms de tous les détenus politiques (ou pas) qui passent l’Aïd dans les geôles du pouvoir. Pensées particulières pour leurs familles.»

Le sociologue Nacer Djabi a posté de son côté : «Mes salutations à l’occasion de l’Aïd à Karim (Tabbou), Khaled (Drareni), Samir (Benlarbi) et tous les détenus d’opinion en Algérie. Vous êtes dans nos cœurs.» Citons enfin cet émouvant manifeste poétique signé Amina Haddad : «On s’en souviendra ! De ce Aïd sans EUX… A toutes les âmes cassées…

A ce bon premier café autorisé du matin… Au goût des larmes qui s’y mêlent…

Aux places vides… Aux bisous manqués… Aux rituels compromis..

Aux sourires forcés.. Aux étreintes par la pensée… A l’espérance…

A notre résilience collective… A la force trouvée dans les voeux des présents… A vous, mes chers amis, ma famille, mes enfants…

A l’Algérie des femmes et hommes libres ! Une épreuve de plus qui nous rendra plus forts… Ensemble !»


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