Marché florissant et demande pressante

Le business des masques



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La «bataille» du masque est devenue un véritable enjeu de santé publique qui a poussé le gouvernement à mettre le paquet pour le fournir en quantité, notamment en direction du personnel soignant dont l’indigence des moyens a profondément ému la nation toute entière. Aux centaines de millions de masques importés au pas de charge, une formidable ingénierie artisanale s’est mise en place, en guise de renfort, mobilisant des milliers de petites mains dans ce combat épique contre l’épidémie, soutenues par les activistes humanitaires et les réseaux de solidarité.

Nouvel arrivage de bavettes chirurgicales. Prix imbattable. Stock très limité» ; «Nouvel arrivage de bavettes 3 plis d’importation, très bonne qualité. Conformes aux normes avec barrette sur le nez. Disponible sur Alger» ; «Bavettes en tissu lavable. Prix : 55 DA» ; «Salam ! Je vous propose des bavettes La Gazelle à 75 DA, prix de gros.

Contactez-moi en privé» ; «Bavettes finies disponibles, vente en gros. 3 plis, 3 couches. Prix : 33 DA. Sétif» ; «Bavettes semi-finies à Oran, 19 DA» ; «Masques FFP2 standards, 400 DA» ; «Masques FFP2 importation.

Certificat de conformité disponible. Pour une commande de plus de 5000 pièces : 475 DA» ; «Bavettes stérilisées de qualité supérieure à Constantine. Prix : 40 DA pour moins de 100 pièces. 32 DA à partir de 10 000 pièces. Soyez les bienvenus»…

Ce genre d’annonces foisonnent sur les réseaux sociaux et d’autres sites, comme ouedkniss.com. Nous les avons précisément recueillies sur la page Facebook «Les géants du matériel médical en Algérie».

Et ces petites annonces ne sont qu’un infime échantillon d’un marché en plein boom, en l’occurrence celui des masques de protection contre le coronavirus. La page fonctionne comme une véritable «Bourse» où se concluent des transactions alléchantes.

Car il n’y a pas que les distributeurs, les fabricants et autres importateurs de consommables médicaux qui y déposent leurs annonces.

Il faut compter aussi un nombre appréciable de demandeurs, généralement pour des quantités importantes : revendeurs, distributeurs de produits pharmaceutiques et parapharmaceutiques, petites entreprises, prestataires de services… «J’ai besoin de 20 000 bavettes. Veuillez me proposer vos prix en message, merci», a posté Yasmine, une esthéticienne qui effectue des soins de manucure et d’onglerie à domicile.

Autre requête saisie au vol, celle d’une boîte de distribution d’outillage mécanique et machines industrielles basée à Hassi Messaoud : «Cherche bavettes medicales 3 plis à très bon prix s’il vous plaît. Quantité : 50 000 à 100 000 par semaine.»

Des bavettes pour tous les goûts

Les annonces publiées sur cette page – et qui ne concernent pas que les masques, faut-il le préciser – proposent ainsi des bavettes à tous les prix et pour tous les goûts.

Les produits sont de qualité inégale et de différents matériaux, couleurs, design… Concurrence oblige, les vendeurs innovent et certains d’entre eux font la promotion de masques customisés, «avec ou sans logo». Par logo, comprendre des masques de «marque», comportant la «signature» de quelque illustre équipementier sportif ou griffe en vogue (Nike, Lacoste…).

Un distributeur écrit : «Masque Ninja. Vends en gros. Prix : 40 DA. El Eulma.» Tel autre met en exergue, en plus du prix accessible, le confort : «Bavettes 3 plis 3 couches couleur bleue, très bien finies, élastique 0.3 confortable au niveau des oreilles.»

Dès le déclenchement de l’épidémie, on s’en souvient, la question du port du masque, surtout pour le personnel médical et autres catégories fortement exposées au risque viral, s’est très vite imposé comme une mesure préventive d’urgence.

Comme partout dans le monde, la demande s’est accrue de façon exponentielle sur cet accessoire facial, et le spectre de la pénurie des masques a plané avec effroi sur les hôpitaux et autres structures de prise en charge des personnes contaminées.

Face à cette pression féroce, la «bataille» du masque est devenue un véritable enjeu de santé publique qui a poussé le gouvernement à mettre le paquet pour le fournir en quantité, notamment en direction du personnel soignant dont l’indigence des moyens a profondément ému la nation toute entière.

Aux centaines de millions de masques importés au pas de charge, une formidable ingénierie artisanale s’est mise en place, en guise de renfort, mobilisant des milliers de petites mains dans ce combat épique contre l’épidémie, soutenues par les activistes humanitaires et les réseaux de solidarité.

«55 000 bavettes, 2500 visières, 1800 camisoles confectionnées et distribuées pour le personnel hospitalier et les métiers actifs», peut-on lire sur la page «Laaziv Actualités».

La publication, qui date du 9 avril, résumait ce bel élan solidaire qui s’est déployé dans la région de Naciria, dans la wilaya de Boumerdès, en soutien au personnel hospitalier.

A Chlef, en mars dernier, un médecin «a transformé son cabinet médical en atelier de confection de bavettes, distribuées gracieusement», apprend-on via la page «Congrès et séminaires médicaux en Algérie». Et les actions de ce type se sont multipliées à travers tout le pays.

Marchandisation

Et maintenant que le tableau épidémiologique offre un tout autre visage et que la courbe de l’évolution de la pandémie est en nette décrue, le volume de la demande sur les masques n’a pas sensiblement baissé pour autant.

Outre les stocks réservés au corps médical et aux métiers à risque, une nouvelle demande est apparue, alimentée par l’obligation du port du masque qui est entrée en vigueur le premier jour de l’Aïd (24 mai), avec, en point de mire, la levée du confinement.

Pour répondre à ces besoins, la filière commerciale a eu le temps de s’organiser et de préparer une offre conséquente, comme en témoignent les annonces citées en ouverture de cet article. Ainsi, à mesure que l’épidémie recule et, avec elle, la production à caractère humanitaire et citoyen, on assiste à une forme de «marchandisation pure» du produit «bavette».

Pour revenir à ces annonces commerciales, il convient de noter qu’une part importante de ces gammes est fabriquée localement, ce qui est plutôt une bonne nouvelle, même si la matière première est toujours importée, élastiques et lanières inclus.

«Les bavettes que je vends, je les achète auprès d’un fabricant de la région, et je les revends au prix d’usine, soit 40 DA», nous dit Houari, distributeur de matériel médical basé à Tiaret. Vantant la qualité de son produit, il souligne avec emphase dans son annonce publiée sur Facebook : «C’est la première fois que je vends un produit la tête haute. Honnêtement, c’est de qualité supérieure.»

Au téléphone, il explique : «Le produit est local mais de bonne qualité et avec une bonne finition. Ce sont des bavettes médicales, pas le fait-maison qui n’est pas aux normes.» Bakir, un autre distributeur basé à Blida, fournit des lots de masques FFP2 «fabriqués en Algérie, dans une ville de l’Est», affirme-t-il.

Il prend la précaution de nous prévenir : «Honnêtement, je ne les ai pas testés mais les gens me les achètent.» Le distributeur blidéen les propose à 280 DA l’unité, tandis que les FFP2 d’importation tournent autour de 500 DA pièce.

«Nous sommes réquisitionnés pour le compte de la PCH»

Le groupe GIAP (acronyme de Générale industrie d’articles parapharmaceutiques) est un important fabricant sis à Dar El Beïda et qui, en plus des masques chirurgicaux, réalise «des dispositifs médicaux et des articles de protection en non-tissé», comme on peut le lire sur son site officiel.

Une fiche technique du masque chirurgical GIAP décrit un article «à 3 plis composé de 3 couches filtrantes en non-tissé polypropylène», en précisant qu’il garantit une «efficacité de filtration microbienne (EFB) égale à 99,5%».

Aïssa, cadre commercial chez GIAP, précise d’emblée : «On ne vend pas de masques aux particuliers. Toute notre production va à la PCH (la Pharmacie centrale des hôpitaux, ndlr).

Ce n’est pas un choix délibéré de notre part, nous avons été réquisitionnés par le ministère de la Santé pour ne livrer exclusivement qu’à la PCH.»

Interrogé sur les niveaux de production de l’entreprise concernant les masques chirurgicaux, Aïssa déclare : «Je ne peux pas vous donner de chiffre précis. Nous les fabriquons en quantité, c’est clair. Chaque semaine, on donne à la PCH un chargement de 10 tonnes.»

Et de nous livrer cette indication édifiante dans la foulée : «On avait une seule brigade sur le produit, qui travaillait de 8h à 16h. Maintenant, on a mis en place deux équipes, et on a allongé le travail jusqu’à minuit pour répondre à la demande.»

Questionné sur les prix pratiqués par l’entreprise parapharmaceutique, notre interlocuteur indique : «Nous, au début, on les vendait à 7 DA (prix d’usine), mais avec l’augmentation des coûts de la matière première, on les vend actuellement à 19 DA.» Et de faire remarquer en parlant des marges des détaillants : «Les prix qui sont pratiqués actuellement dans les commerces sont vraiment excessifs.

Vous avez des masques à 50, 60, 80 DA pièce et qui ne répondent même pas aux normes sanitaires. C’est abusé.» Aïssa estime que l’Etat doit subventionner les masques s’il veut en assurer la disponibilité au plus grand nombre à un prix raisonnable.

«Imaginez une famille qui compte 7 à 8 personnes, ou même 5 personnes, et que tous doivent porter un masque. Quand c’était à 15 DA, à la limite, ça passe. Même jusqu’à 25 ou 30 DA, ça reste accessible. Mais aujourd’hui, ça s’écoule à 50 DA minimum.

Combien ça va coûter pour toute la famille ?» Rappelons que les autorités ont plafonné le tarif du masque grand public à 40 DA, un prix jugé élevé par Mustapha Zebdi, président de l’Association nationale de protection et d’orientation du consommateur et de son environnement (Apoce). Intervenant sur les ondes de la Chaîne 1 le 26 mai dernier, M. Zebdi a estimé que «le prix du masque ne doit pas dépasser les 15 DA».

Bulle spéculative

Un autre fabricant, sis à Birkhadem, confectionne lui aussi des masques mais à plus petite échelle. Il fabrique des masques de protection grand public en tissu lavable ainsi que des «bavettes jetables».

«Nous, on est un atelier de couture. Mais les piqueuses, actuellement, travaillent chez elles», nous dit Farouk Mohamedi, le gérant de cet atelier, un passionné qui aime son métier. «On fait tout ce qui est protection individuelle, tenues professionnelles...

C’est notre cœur de métier. Donc, je ne me suis pas reconverti à la fabrication de masques, cela fait partie de ma vocation», a-t-il tenu à clarifier. Interrogé sur le tissu qu’il utilise, M. Mohamedi explique : «Moi, j’utilise du coton.

C’est efficace. On fait le test de souffler sur une bougie ou un briquet, ça ne s’éteint jamais.» Questionné sur la disponibilité de la matière première, il rétorque : «Pour le tissu cotonné, c’est disponible. Il est importé de Chine, de Turquie…»

En revanche, «l’élastique est en rupture. Et ces ruptures peuvent stopper la production. Mais je continuerai jusqu’à la disparition du virus», promet le fabricant.

Très professionnel et très à cheval sur le respect des normes sanitaires, le gérant de 53 ans nous assure que les masques qu’il fabrique sont parfaitement réglementaires. «Moi, je suis aux normes parce que moi-même je suis spécialiste en management de la qualité. Donc les normes, c’est mon domaine», argue-t-il.

Et de s’étendre sur les deux principales tendances normatives qui permettent l’homologation des masques manufacturés, en précisant : «Pour la norme algérienne, il faut un tissu cotonné, il faut absolument que ce soit blanc, et il faut que cela ait trois couches.

Pour ce qui est de la norme française Afnor (Agence française de normalisation, ndlr), elle ne fixe pas la couleur du tissu. Elle exige, en revanche, un tissu de 80% coton et de 20% polyester, avec deux couches, et impose qu’il n’y ait pas de coutures centrales, seulement des coutures latérales.»

Evoquant les capacités de production de son atelier, M. Mohamedi nous informe : «De la mi-Ramadhan jusqu’à aujourd’hui (30 mai, ndlr), j’en ai produit dans les 9000 unités. Ce n’est pas beaucoup, parce que moi, je suis pointilleux sur la qualité et sur la finition.

Et puis, je ne suis pas un opportuniste. Quand le hirak a commencé, tout le monde m’a demandé de faire des écharpes (pour les manifs), mais j’ai toujours refusé.

Je ne peux pas m’enrichir sur le dos de quelqu’un qui revendique un droit ou qui réclame quelque chose. Et la confection des masques exige une extrême vigilance. Il y va de la vie des gens, donc j’essaie d’être le plus proche possible des normes.» L’atelier de couture de M. Mohamedi fait travailler 7 personnes.

Le gérant consciencieux n’envisage pas de recruter davantage de personnel pour augmenter sa production. «J’aurais voulu recruter mais je n’ai pas trouvé le bon profil. Il faut une couturière qui ait de l’ancienneté ou une compétence avérée.

Ça devient difficile, par ailleurs, de trouver un bon commercial, du coup, c’est moi qui fais le commercial, c’est moi qui fais tout», se désole-t-il. Quand nous lui confions que nous avions acheté la matinée même un masque à usage unique à 100 DA, il s’en émeut : «C’est aberrant ! Il ne revient pas aussi cher.

Mes produits, en prix de gros, sont à 40 DA pour les masques jetables, et à 45 DA, les lavables. On ne peut pas s’enrichir dans des conditions pareilles. Moi, j’ai le retour sur investissement. J’arrive à payer mes charges, je prends un petit bénéfice, c’est tout à fait normal.

Mais il ne faut pas compter s’enrichir là-dessus.» Farouk Mohamedi est obligé de constater qu’une bulle spéculative est en train de se former au niveau de la chaîne de commercialisation des masques anti-Covid, s’autorisant des marges indécentes. «Malheureusement, les spéculateurs, il n’y a que ça !» lâche-t-il. Il faut croire qu’il y a partout des «profiteurs de guerre»…


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