Boudiaf, la «raison d’État» et la notoriété posthume



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Avant même que la République officielle ne s’invite à la célébration de la fête de l’Indépendance le 5 Juillet, il nous semble qu’à la suite du changement d’époque et de régime, elle serait mieux inspirée de s’astreindre d’abord à un autre rite éminemment patriotique et consistant à rendre hommage, le 29 juin, au seul chef de l’État assassiné dans l’exercice de son magistère. L’opportunité d’une participation solennelle à une commémoration dont la singularité est historiquement prouvée devra marquer, en quelque sorte, une rupture avec les injustes réserves observées par le passé. 
Dans le même temps, elle pourra également insister sur les vertus pédagogiques des actions mémorielles qui, à ce jour, étaient inéquitablement inscrites parmi les leçons d’histoire de la patrie. Or, comment traquer l’amnésie collective quand le sommet de l’État cultive une incompréhensible indifférence à la marche et aux luttes ponctuant le quotidien d’une société et dont lui-même en est le comptable des conséquences qui en découlent ? Ce serait donc rappeler, qu’au-delà des prosaïques cultes du souvenir observés par les siens, le martyre de Boudiaf est à lui seul une immense plaidoirie exprimant le malheur d’une nation trahie de l’intérieur au cours d’une « guerre civile » jamais désignée par cette formule. 
De plus, la trajectoire du personnage suffit à elle seule pour donner du sens au vocable désignant une patrie bien mieux que ne peut le suggérer son immensité géographique. Hélas, les tristes anniversaires de sa disparition s’étaient vite espacés d’une année à l’autre sans que cette ingratitude inquiétât outre mesure tout ce qui compte comme autorité et même l’Organisation des moudjahidine ! À cet embargo qui contribua à son enfouissement dans le champ du souvenir l’on pourrait aisément y voir une sorte de crainte. « Le mort saisissant le vif », comme le suppose cette formule consacrée, il s’agit en clair d’un problème de mauvaise conscience qui avait empêché les dirigeants d’évoquer son nom publiquement encore moins de se référer à sa rectitude morale. Le fait qu’il fût surtout un révolutionnaire que l’Histoire avait élevé à la hauteur de ce pays, était à l’origine de nombreuses hésitations concernant la possibilité de célébrer sa mémoire à défaut d’avoir pu le préserver du crime. Un blocage significatif au point que ceux qui lui succédèrent crurent périlleuse toute initiative allant dans le sens d’un culte post-mortem préférant d’ailleurs ignorer jusqu’à son nom afin d’échapper aux interprétations insidieuses. Le recours à une censure discrète s’imposa aux dirigeants au prétexte que le caractère fratricide de son meurtre devait être occulté au moment où le régime de Bouteflika orchestrait des campagnes en faveur de la réconciliation puis de l’amnistie.
À l’évidence, la raison d’État allait devenir l’arme fatale pour dissuader, en toutes circonstances, le scepticisme populaire. Or, l’on savait bien que, dans l’ordre des choses, jamais l’ex-Président ne fut embarrassé par les ponctuelles pressions concernant ce dossier brûlant. De même que les critiques qui lui furent notifiées publiquement trouvèrent un mépris affiché en guise de réponse qui rappelle que le «secret d’État» existe dans tous les pays, même les plus démocratiques. En somme, ici comme sous d’autres latitudes, elle sert de béquille magique capable de laisser diffuser n’importe quelle thèse contraire à la vérité dissimulée. C’est pourquoi, même le meurtre d’un Président ne mérite guère d’être sanctionné par des procès et ne sera soluble que dans la conspiration du silence. Ce fut précisément grâce à cette garantie que la fameuse investigation déposera en 1993 des conclusions surréalistes auprès de la Cour d’État. Un chef-d’œuvre d’incohérences qui attestait que le sous-fifre des casernes, Lembarek Boumarafi, n’était qu’un sombre porte-flingue manipulé. Autrement dit, ce bâtard de la République, comme le qualifia au moment des faits un confrère, aurait agi à l’insu de sa hiérarchie et dans une pulsion physique qui le poussa à appuyer sur la gâchette ! 28 années plus tard, nous en sommes à la seule thèse même s’il importe peu que celle-ci ait pris de la patine au point de ne satisfaire aucune des projections élaborées en leur temps. C’est dire que rien n’a jusque-là changé dans les arcanes de ce pays malgré le fait que les délais de la prescription extinctive sont de plus en plus courts s’agissant de la «raison d’État». Comme le rappelait la presse indépendante paraissant dans le tumulte de la décennie 90, «ce pays est d’abord malade de ses cadavres mal enterrés». De Abane Ramdane à Boudiaf en passant par Krim Belkacem, Khider et tant d’autres moins emblématiques, les conflits du pouvoir ont toujours été arbitrés au pistolet. Certes, les historiens du mouvement national ne sont pas aussi pessimistes que les mémorialistes qui amplifient tous les instantanés. Car, les premiers savent se consoler de cette mortifère fatalité en répétant à satiété que toutes les révolutions ont pour réflexe sanguinaire de «dévorer d’abord ses enfants». Un constat qui n’a rien d’apaisant cependant, puisque ce genre de cannibalisme politique n’a jamais cimenté convenablement une nation. Partout où le crime politique était devenu une règle et qu’il s’imposa dans les mœurs des élites, il ne restait plus rien à attendre de ces pays où les successions s’opèrent loin des urnes électorales leur préférant plutôt des urnes funéraires. C’est de la sorte que s’est comportée souvent notre élite politique lorsqu’elle souscrivait pour un guet-apens qui fut fatal à Abane ; puis le recours à la «corde à linge» pour réussir le supplice de l’étranglement de Krim Belkacem ; ensuite l’embuscade de ce soldat de l’ombre qui eut pour mission l’exécution madrilène de Khider et jusqu’à la sophistication de la terreur mise en scène à Annaba au moment où Boudiaf déclinait son prêche de patriote au-dessus de tous soupçons ! Au-dessus de quoi avons-nous écrit ? Certainement pas les «soupçons» lesquels étaient multiples, avait-on dit ! Or, cette irréparable chute du pays remonte à ce 29 juin 1992 à 11h.30. Depuis, ni Zeroual (1994-1999), ni Bouteflika (1999-2019) ne furent capables d’exorciser ce malheur et réconcilier un peuple avec le mythe fondateur de la souveraineté qui s’y exerce. Il eût fallu, pour que cela fût possible, que les successeurs aient la force de caractère, la fermeté devant le risque ou le danger et la bravoure de surcroît afin de disqualifier l’insoutenable verrou empêchant la justice de passer. Certes, il était difficile de satisfaire une telle exigence à une époque d’incertitude où justement tous les «qui-est-qui ?» se croisent car il était effectivement inconcevable que des révélations soient livrées à l’opinion sans passer par un traitement des faits à l’origine brut afin d’éviter la moindre interprétation malveillante pour un État déjà déstabilisé. 
Sauf que, un quart de siècle plus tard, rien ne devrait empêcher que, de nos jours, certains détails soient désormais recevables. Mieux encore, les mises à disposition de certaines archives à des historiens et des communicants ne pourront que servir à la renaissance d’un pays rongé par un énorme complexe de culpabilité collective. C’est en quelque sorte à un travail de purification morale auquel les élites politiques devraient s’astreindre. Mais alors quoi de plus efficace comme catharsis que celle qui s’intéresserait en priorité à décrypter l’énigme Boudiaf ? Celle qui résume tout ce qu’il ne fallait pas commettre au détriment de l’histoire de ce pays. Une exigence que Lacheraf préconisait il y a longtemps de cela en posant la question du rapport de notre jeunesse à l’histoire du pays à partir de laquelle il dénonçait les faussaires de service. «Il faut en finir, écrit-il, avec la démesure pseudo-héroïque et les mythes avantageux» après avoir rappelé que «l’Algérie est sûrement le pays qui a le plus besoin de ‘’mémoire’’ et qu’elle n’a pas le droit de solder le moindre moment de son passé». Voilà une harangue qui semble désigner en pointillé l’injuste banalisation du meurtre d’un «frère-monument», selon les surnoms qu’accola Kateb Yacine aux novembristes.
B. H.

 


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