Nuages noirs sur l’école algérienne



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Par Ahmed Tessa(*)
«Nous demandons uniquement le portefeuille ministériel de l’Education nationale», dixit feu Mahfoudh Nahnah (fondateur du parti Hamas – MSP).

On doit à Mohamed Cherif Kharroubi la fameuse phrase qu’il aimait répéter face à ses interlocuteurs : «vous verrez dans 20 à 25 ans les fruits de notre politique éducative.» Il avait vu juste. Parmi les promotions d’élèves qui ont été formées de son temps, certains occupent actuellement des postes de responsabilité dans des secteurs importants, éducation nationale – justice – médias – administrations. Quarante ans plus tard, la médiocrité – ou, si l’on veut, l’incompétence pour faire plus soft – retrouve ses couleurs là où nul ne peut l’imaginer. L’Algérie nouvelle, ce mot d’ordre présidentiel depuis janvier 2020, essaie, tant bien que mal, de réhabiliter les compétences nationales. Malheureusement, la matrice génératrice — et formatrice à la base — de ces compétences ne semble pas se mettre au diapason. Il s’agit du secteur de l’éducation nationale qui, depuis l’éviction de Mme Benghabrit par l’ancien président, connaît une double opération sans précédent dans les annales : purge au niveau de cadres bilingues compétents et rejet des mesures — les plus pertinentes — prises par la ministre. Depuis le dernier gouvernement Bouteflika, à ce jour, la priorité est claire : effacer ses traces, fussent-elles prometteuses pour notre école. Est-ce un hasard si on assiste depuis son départ aux satisfecit  béats de la mouvance wahhabiste ? Ainsi, cette mouvance voit se couronner de succès ses efforts de quatre années d’insultes, d’accusations farfelues, de cabales et de mensonges outranciers contre la femme ministre. Dans cette modeste contribution, nous ferons le survol de ces avancées et tenterons d’expliquer l’opération de démantèlement. Espoir et désespoir.

L’espoir
De l’avis de tous les observateurs, les quatre années de l’ex-ministre ont laissé un goût d’inachevé. Et pour cause ! Une hostilité haineuse — sur fond d’attaques à caractère idéologique — l’avait accueillie dès son installation en mai 2014, période de disette financière comparée à l’embellie «en or noir» de la précédente. Ce qu’aucun ministre de l’Education n’a connu à ce jour — hormis Mostefa Lacheraf, remplacé par Kharroubi, en 1979. Il n’est pas dans nos intentions de se faire ici son avocat. Son bilan est critiquable, comme tout responsable aussi brillant soit-il. Mais l’honnêteté nous commande de lui reconnaître des avancées majeures et… des ratés. Nous citerons les plus visibles de ces avancées, celles qui donnèrent de l’urticaire à ses détracteurs. 
En à peine quatre années, des décisions importantes ont été actées – et certaines avortées. Qu’on en juge : une charte d’éthique du secteur pour en garantir la stabilité - L’introduction de l’algérianité en tant que référent culturel dans les manuels scolaires via la réhabilitation des auteur(es) algériens (arabophones, amazighophones et francophones). Ils/elles étaient exclus de l’école algérienne jusque-là - La déghettoisation de l’enseignement de tamazight - La baisse du nombre d’enseignants détachés au profit des syndicats (de 1100 à 600), le nombre repartira à la hausse au lendemain de son remplacement – La suppression, sur les bulletins scolaires, des sanctions négatives (blâmes et avertissements). Et pour ceux et celles qui prennent le temps de se documenter avant d’évaluer ou de discréditer la période 2014/2018, nous citerons :
- L’élaboration du Référentiel général des programmes en 2015, émanation/traduction des articles de la Loi d’orientation de janvier 2008. Les programmes élaborés en 2003 traînaient un déficit en validation à cause de leur antériorité à cette loi. A l’époque (2003 - 2013), le MEN les avait conçus en dehors de tout référentiel, ce qui est illogique. Cette lacune des programmes (2003/2013) doit être comblée, mais apparemment l’actuel ministre n’en tient pas compte, puisqu’il ne vise à revoir que les programmes et manuels de la période 2014/2018. Or, ces programmes ne souffrent pas de cette lacune, étant donné qu’ils ont été conçus sur la base du référentiel général de 2015. Loin de nous l’idée de penser qu’ils sont parfaits. Leur obésité est similaire aux précédents. Mais pourquoi ceux-là et pas les autres — ceux de 2003 ? La stérile polémique sur la bismallah serait-elle décisive dans ce choix ?
- L’élaboration d’une anthologie scolaire de textes littéraires algériens (arabe, amazigh et français) à destination de tous les cycles d’enseignement. Et en projet avancé, une anthologie maghrébine. Une première dans l’école algérienne ! Cette initiative a déplu aux détracteurs de la ministre avec comme argument : «Pourquoi y intégrer des textes en français ?» 
- La publication d’ouvrages de référence, véritables mines d’or en informations pédagogiques à destination des acteurs du terrain : un périodique technique bilingue  Repères pour les inspecteurs et les enseignants ; un volumineux document bilingue (arabe-français) sous le titre évocateur «Cadrage stratégique, horizon 2030 ou les défis d’une Ecole de qualité». Ce dernier ouvrage comporte trois parties chiffrées, argumentées et illustrées : 1) le bilan de la réforme (2003 à 2014) - 2) les recommandations de la Conférence nationale d’évaluation de la réforme (juillet 2015) ; 3) les actions prospectives pour hisser l’école algérienne aux standards internationaux en matière de gestion pédagogique et de gouvernance (horizon 2030). 
 D’autres mesures et actions sont restées lettre morte pour cause de blocage de la part des cercles hostiles à tout changement. Il en va ainsi de la nécessaire utilisation ponctuelle de la langue maternelle au préscolaire, en 1re et 2e année primaire afin de faciliter l’apprentissage de la langue scolaire ; la mise en place d’un protocole pédagogique pour la promotion de la lecture/plaisir & l’écriture créative ; la réorganisation/fonctionnement des bibliothèques scolaires ; la reforme des examens nationaux ; la professionnalisation des personnels ; la révision des rythmes scolaires…
Comme ombres au tableau de son bilan, nous citerons le déficit en communication ciblée et l’absence de référence aux tabous idéologiques qui ligotent l’école algérienne. Certes s’attaquer à ces tabous relève de l’impossible pour tout ministre si le feu vert n’est pas donné par le premier magistrat du pays. Or, sans la levée de ces tabous, l’école algérienne fonctionnera toujours comme elle le fait depuis de longues décennies. C'est-à-dire en dehors des standards internationaux tant pédagogiques qu’organisationnels. Et apparemment, ces tabous sont sur la bonne voie pour être verrouillés et bétonnés.

Le démantèlement 
Le contexte politique a grandement joué en faveur du débarquement de Mme Benghabrit de son poste par l’ancien président. Pour sauver ses meubles, le président déchu avait pensé calmer la frange ultra-conservatrice du Hirak, celle hostile à la ministre. Exit le plan stratégique Horizon 2030 patiemment élaboré par le MEN suite aux recommandations des 1000 experts et acteurs du terrain ayant participé à la Conférence nationale de juillet 2015. L’avenir des enfants n’a point pesé sur la décision de son dégommage.
C’est ainsi que les partis politiques, partisans du statu quo, ont jubilé à l’annonce de son départ. Depuis, et comme par enchantement, ils ont cessé leurs critiques contre le MEN. Ils sont suivis par les syndicats et les médias (journaux et Tv) qui leur sont affiliés. Tous ces détracteurs avaient jugé que le successeur désigné par A. Bouteflika était le profil idéologique «idéal» pour ce poste – à savoir le même profil qu’eux. L’encre du décret portant nouvel organigramme de la centrale du ministère n’a pas encore séché que le successeur de Benghabrit demanda son abrogation au chef d’Etat par intérim. 
La demande sera accordée en un temps record en dehors des usages institutionnels. Et plus grave : le décret de remplacement sera soumis et accordé  en l’espace de deux semaines. Alors que le décret supprimé avait exigé une année pleine de réflexion et de concertation avant de voir le jour. 
Pourquoi cet empressement à changer un décret dont les effets n’ont pas été évalués – n’ayant pas été appliqué sur le terrain ? La réponse est simple : s’empresser afin de placer les hommes «appropriés» aux postes-clés et ainsi appliquer le plan de démantèlement des acquis cités ci-dessus — notamment la réhabilitation de l’algérianité en tant que référent culturel. D’où leur impatience à revoir les programmes et manuels des quatre «maudites années». La machine est lancée ! Une véritable pompe qui évacue de leurs postes les compétences bilingues. En point de mire prioritaire de ce démantèlement, le Conseil national des programmes, là où se concrétisent les finalités de toute stratégie pédagogique. 
Le directeur nommé en 2018 est un universitaire bilingue et psychopédagogue de formation, il avait entamé une analyse des programmes scolaires élaborés depuis 2003. Un travail titanesque qu’il n’aura pas le temps de mener à terme. Il sera débarqué de façon peu civilisée en avril 2020.
Seront remerciés également, et de façon peu élégante, d’autres brillants cadres, universitaires de haut rang bilingues (arabe-français) et férus de pédagogie. Contrairement à ses successeurs, Benghabrit n’avait jamais eu l’idée d’entreprendre une «chasse aux sorcières». Elle avait pris le temps nécessaire, une année scolaire pleine, pour évaluer les compétences de ses collaborateurs. 
A l’évidence, à voir les actions intempestives menées depuis son dégommage par Bouteflika, on ne peut que regretter le sort réservé au principe cardinal de la continuité de l’Etat dans un secteur aussi stratégique. 
Un principe mis à mal par des actions précipitées et irréfléchies. Cette mise à l’écart massive de cadres compétents crée un vide, une rupture dommageable à ce principe. Et que dire de ces promotions de complaisance triées sur le volet de la conformité idéologique ? Ou bien encore l’indifférence/rejet des acquis engrangés sans aucune évaluation objective des recommandations de la Conférence nationale de juillet 2015. Par ailleurs, le MEN s’apprête à «évaluer» les programmes et manuels des quatre années «maudites», comme si ceux des autres années (2003/2014) étaient nickel. Alors qu’ils sont tous coulés dans le même moule, celui de l’approche par les compétences. Cela, sans oublier que l’évaluation des programmes d’enseignement (et des manuels) exigent du temps, une méthodologie et… des évaluateurs spécialisés. 
Autre «dégommage». L’Algérie s’était inscrite en 2018 pour participer à la prochaine évaluation internationale des acquis scolaires des élèves (Pisa) : cette participation a été annulée. Et cerise sur le gâteau, de cette «chasse aux idées» ! 
L’observateur assiste ébahi, pas seulement au limogeage de brillantes compétences bilingues (arabe-français), mais aussi à la volonté affichée d’éloigner les francophones du débat sur les Assisses que compte organiser le MEN. En effet, il y a lieu de signaler un fait inédit et louche à la fois. 
Il s’agit de la mouture de l’avant-projet des Assises de l’éducation nationale qui vient d’être remise aux partenaires sociaux. Au-delà du contenu, de l’opportunité et du timing en cette période de crise sanitaire, c’est la démarche qui suscite moult interrogations.
 Le document a été rédigé uniquement en langue arabe. N’est-ce pas que cela a pour effet d’exclure les francophones du débat ? Depuis 1962, jamais le MEN n’a opéré de la sorte lorsqu’il s’est agi d’événements importants qui nécessitent consultation et concertation. Même du temps de Kharroubi, les documents de ce genre étaient rédigés dans les deux langues. Que dire alors des projets de Constitution conçus par la Présidence de la république, toujours remis aux concernés en version bilingue ? Dans ce contexte sanitaire qui prévaut et vu les paramètres indispensables pour leur mise en œuvre, ces annonces du MEN, fortement médiatisées (Assises, évaluation des programmes et anglais au primaire), nous poussent à les considérer comme de simples opérations de communication dont l’objectif est d’éviter d’affronter les deux vraies urgences : sauver les années scolaires 2019/2020 et 2020/21 et prendre le temps nécessaire pour une réflexion de fond autour des bilans et des perspectives.
Le plus regrettable dans ce charivari, c’est cet esprit revanchard qui anime ces actions de «débenghabritisation». Une fureur revancharde dictée par une idéologie rétrograde qui impactera négativement ce secteur névralgique — à moyen ou long terme. Cette machine à exclure et à dégommer les vraies compétences nous rappelle étrangement les années plombées de l’article 120 de l’ex-parti unique (les années 1980). L’application zélée de cet article avait poussé vers l’exil les meilleures des élites de ce pays — déjà !
En conclusion, le projet des wahhabistes est en train de se concrétiser : prendre d’assaut le sommet de l’institution scolaire pour renforcer le formatage des esprits selon leur vision. La joie est visible dans les rangs des partis politiques de cette mouvance. N’est-ce pas là le rêve de leurs fondateurs emblématiques ? Là où il est, feu Mahfoudh Nahnah doit savourer son vœu exaucé… à titre posthume. Puisse Dieu éloigner le voile noir qui menace notre école... et qui risque d’avorter les intelligences en gestation de nos génies en herbe.
A. T.

* Retraité depuis 2015. Conseiller au MEN de 2010 à 2015 


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