Métro, abîmes et désenchantements



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Au-delà des péripéties romanesques et de l’ingénierie narrative déployée dans cette première œuvre de fiction de Karim Younès, il est important de retenir qu’au cœur de ce roman se logent une blessure vive et un traumatisme profond, en l’occurrence l’histoire de ce jeune homme tombé dans une fosse du métro parisien et sauvé par des âmes magnanimes et qui, malgré leur bravoure et leur élan chevaleresque, peinent toujours à se faire une place au sein de la société française.

 

Dans sept minutes, le métro arrive à la station. Les habitués, fort nombreux à cette heure matinale, pour la plupart des travailleurs, l’attendent pour entamer une énième journée de labeur. Parmi eux, à fleur de quai, se dresse la silhouette longiligne d’un jeune homme, le corps paralysé, pétrifié par la crainte de le manquer, ce qui serait fatal pour lui. En une fraction de seconde, le décor change.

Le jeune homme, la trentaine environs, disparaît du quai. La silhouette est au fond de la fosse, tombée brutalement, sans cri, sans résistance, comme happée par une force irrésistible face au sursaut ahurissant de la machine, qui, telle un ouragan, s’apprête à faire irruption. Il gît, là, au milieu d’un amalgame d’instruments de guidage, de câbles électriques de ce monstre de fer, la tête submergée de sang, le corps affligé, presque sans âme». Ainsi, s’ouvre le roman de Karim Younès, Paradis artificiels, paru chez Dalimen.

On apprend rapidement que le personnage auquel réfère l’incipit, qui a fait cette chute effroyable dans la fosse de ce métro parisien, «venait de subir une sévère crise d’épilepsie». Il s’appelle Salim, un immigré d’origine algérienne. On apprend que Salim est épileptique depuis une vingtaine d’années. Ce matin-là, il s’apprêtait à prendre le premier métro, aux aurores, pour se rendre à son lieu de travail, lui qui était «agent de gardiennage» dans une entreprise.

Pétrifié sur la ligne 13

Par chance, Salim sera sauvé in extremis par deux hommes d’origine africaine qui, sans réfléchir, se sont jetés dans la fosse pour le tirer des rails juste avant l’irruption du «monstre de fer». Des deux sauveurs héroïques, on saura quelques pages plus loin que l’un d’eux s’appelle Dan Tao, un collègue de Salim âgé d’une trentaine d’années lui aussi, d’origine congolaise. De l’autre ange-gardien, en revanche, on ne saura rien. Le romancier nous dit simplement qu’il s’agit d’un sans-papiers qui a pris la fuite sitôt ayant accompli son acte héroïque. Ce n’est que vers la fin du roman qu’il ressurgira, et on découvrira alors son identité.

Le traitement narratif choisi par Karim Younès pour relater cette histoire prend le parti d’évacuer les protagonistes qui vont brutalement entrer en scène à la faveur de cette situation tragique. Donc, aux premières pages, l’auteur ne va pas se focaliser sur les deux sauveurs ni même sur la victime de cette chute qui a failli lui être fatale. Les premières séquences du roman vont plutôt s’attarder sur un tout autre type, d’origine africaine lui aussi, Bamado, un autre collègue de travail de Salim.

Bamado était lui aussi dans cette station de métro de la Ligne 13 ce matin-là. Il fut témoin de la scène. Pétrifié par ce qui venait de se produire sous ses yeux, il reste interdit, figé sur le quai, incapable d’esquisser le moindre geste. Et il s’en voudra terriblement de n’avoir pas imité son collègue Dan Tao ainsi que le sauveur mystérieux, et plonger dans l’abîme pour extirper de la gueule du loup leur camarade algérien.

L’auteur va ainsi farfouiller dans la vie de cet antihéros et nous restituer par le menu sa vie tumultueuse dans une cité délabrée de la banlieue parisienne. Nous découvrons alors le quotidien difficile d’une famille déchirée, mal-logée, mal lotie, végétant dans un taudis que le patriarche Pape Bamba a obtenu en récompense de ses sacrifices comme ancien tirailleur sénégalais ayant combattu pour la France.

Alors que Pape Bamba est muré dans un silence sépulcral, comme hors du temps, ne donnant signe de vie qu’au travers des volutes de fumée s’échappant fébrilement de sa pipe, sa femme, la matriarche Mama Aïssatou, dirige le foyer d’une main de fer. Dans l’appartement décrépi cohabitent fratrie, épouses et une progéniture promise à toutes les violences. N’en pouvant plus de cette vie, Bamado décide de tout plaquer et, curieusement, traverse la Méditerranée dans l’autre sens. «Ayant perdu complètement la mémoire», il débarque en… Algérie où il sera «recruté comme journalier dans un site en construction d’une université algérienne».

Galères parisiennes

Il faut dire que dans Paradis artificiels, les événements prennent à chaque page un tour inattendu, de façon, parfois, invraisemblable. Ainsi du sort que connaîtra le pauvre Salim qui, après avoir frôlé la mort et à peine s’est-il remis de ses émotions, qu’il se voit licencié par son patron. Incapable de lui témoigner le moindre geste de compassion, M. Olivero va même jusqu’à virer ce brave Dan qui, pourtant, a risqué sa peau pour sauver celle de son compagnon de galère algérien. «Son employeur, M. Olivero, sans état d’âme, pourvu d’un cœur aussi dur que l’acier qu’il fabrique quotidiennement pour le compte d’une multinationale notoire, l’informe de la fin de son contrat. Terrible sentence ! Tout cela à cause de l’absence fatale et dramatique, un accident ! Un choc supplémentaire dont Salim se serait bien passé». Dan Tao, lui, est licencié pour avoir protesté contre cette injustice et témoigné sa solidarité à Salim.

Le roman met l’accent dans la foulée sur la cruauté d’un marché du travail qui, même en France, ne prête que peu d’attention aux personnes handicapées. Epileptique, Salim l’apprendra à ses dépens. Il s’épuise à essayer de convaincre les DRH des entreprises qu’il écume pour postuler à un job, que son handicap ne l’empêche nullement de s’acquitter convenablement de ses tâches. «A ses interlocuteurs du service des ressources humaines, il n’hésite pas à préciser que cette maladie n’a pas empêché le peintre néerlandais Vincent Van Gogh d’arriver à l’apogée de son art ; Jules César d’être l’un des plus prestigieux hommes d’Etat romains ; Napoléon Bonaparte de dominer un temps le monde…» Salim finit par se lier d’amitié avec un groupe de demandeurs d’emploi qui se réunissent dans un parc. Dans ces réunions se mêlent «des diplômés chômeurs, des primo-demandeurs avec ou sans papiers, des jeunes et moins jeunes, célibataires ou mariés… L’infortune les rassemble».

Les destins des protagonistes se croisent et s’enchevêtrent en un chassé-croisé vertigineux de situations improbables, d’épreuves insolites plus rocambolesques les unes que les autres qui vont les confronter au fil de l’intrigue. Et, cerise sur le gâteau, nous découvrons enfin, aux toutes dernières scènes, l’identité de l’autre sauveur mystérieux qui avait pris la fuite. Il s’appelle Koumba et se révèle être un ami de Bamado, l’ex-collègue de Salim. «Oui Salim, c’est moi qui ai assisté Dan Tao. Je t’ai remarqué dès les premiers instants, quand tu perdais l’équilibre», lâche-t-il en direction du miraculé du métro parisien. «J’ai dû m’enfuir, se justifie-t-il, pour éviter la police car je végétais, sans papiers, à Paris depuis deux ans. Seul Bamado connaissait ma situation et il avait promis de me protéger par son silence».

Le Chant d’amour d’un père pour son fils

Tout au long du roman, Karim Younes dresse une radioscopie sans concession de la réalité sociale de l’immigration africaine et maghrébine en France, avec ses tourments, ses désenchantements, ses mauvaises fortunes et la hogra qu’elle subit dans sa chair tous les jours, entre inégalités, exclusion, contrôle au faciès et racisme ordinaire. Et à travers le destin de Pape Bamba, l’ancien combattant mutique oublié dans un ghetto parisien, force est de lire une dénonciation du sort fait aux colonisés enrôlés de force dans les guerres de l’ancienne puissance coloniale avant de les reléguer au fond de sa mauvaise conscience.

Mais au-delà des péripéties romanesques et de l’ingénierie narrative déployée dans cette première œuvre de fiction de Karim Younès, il est important de retenir qu’au cœur de ce roman se loge une blessure vive et un traumatisme profond, en l’occurrence l’histoire de ce jeune homme tombé dans une fosse du métro parisien et sauvé par des âmes magnanimes, et qui, malgré leur bravoure et leur élan chevaleresque, peinent toujours à se faire une place au sein de la société française. Le jeune agent de gardiennage est sauvé de justesse, comme dans les films américains, mais l’histoire de Salim n’a rien d’un film d’action hollywoodien.

C’est la stricte réalité. Oui, car cette histoire est tirée d’un fait réel comme le laisse entendre l’auteur lui-même qui précise sous le titre Avertissement, au tout début du livre : «Certains personnages et événements relatés dans ce roman sont le fruit de mon imagination. D’autres, en revanche, ont bel et bien existé, apparaissant sous des noms d’emprunt. Ces derniers ont été, sans conteste, ma source d’inspiration et les témoins de la terrible épreuve que j’ai traversée». En quatrième de couverture, ces mots d’une spécialiste, Francine Ohayon, qui note que l’auteur a décidé à travers ce récit poignant «d’écrire son propre drame à l’encre de ses propres larmes». L’Agrégée de lettres voit ainsi dans Paradis artificiels une sorte d’exutoire, un «livre-échappatoire» en précisant que «c’est l’accident de son fils bien-aimé qui a été le fil conducteur et le prétexte» de cet opus nourri «du métissage et du brassage de sentiments douloureux…».

A la lumière de ces faits, on comprend mieux le choix porté sur cette histoire pour un premier roman ; pourquoi cette affaire, pourquoi Paris, pourquoi cet intérêt vif et passionné pour la communauté africaine à Paname… Et les mots de la fin, écrits en guise de postface, s’éclairent d’un jour nouveau et résonnent comme une confession sur les affres de cette plaie ouverte, cette douleur encore vive qui aura été le moteur de ce livre et son foyer incandescent. Le roman se lit, dès lors, comme une façon de conjurer le sort, comme une thérapie poétique et, surtout, comme un geste hautement affectif ; le cri, le chant d’amour d’un père pour son fils miraculé : «La douleur physique peut s’estomper, le traumatisme psychologique, lui, ne s’atténue pas. Il ne peut être balayé d’un revers de main. La vie s’en charge toutefois, même si le temps traîne à le ranger dans le registre du mauvais souvenir… C’est l’une des épreuves de l’existence. C’est l’essence même de ce texte romanesque ».

 

Karim Younès, Paradis artificiels. Roman. Editions Dalimen. 2020. 146 p. 900 DA.


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