Les chibanis en temps de Covid-19

l’exil dans l’exil !



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Par Badis Khenissa
Les chibanis des trente glorieuses (1946-1975), ce sont ces milliers d’hommes qu’on est venu chercher dans les anciennes colonies françaises pour une période initialement temporaire. Issus du Maghreb majoritairement, ils ont constitué le plus important contingent de main-d’œuvre bon marché de la France d’après-guerre. Des ouvriers peu qualifiés qui s’adaptent à tout et qui acceptent tout, même les tâches les plus ingrates, pénibles et risquées, que les «autochtones» s’épargnaient d’accomplir.
De simples procédures d’immigration furent appliquées à cet effet. «Une simple carte d’identité suffisait», comme aimait me le répéter mon défunt grand-père, paix à son âme. Ses témoignages émouvants m’ont été d’une grande utilité et m’ont permis de construire ma personnalité, avec comme seules valeurs : l’humilité, la patience, la rigueur et la détermination.
Lui, l’enfant des Aurès, qui, un jour d’hiver des années cinquante, a débarqué en Meurthe-et-Moselle, baluchon à la main et des rêves plein la tête. Accueilli pourtant par un proche, il a été tout de suite confronté à la dure et triste réalité qui l’attendait.
Des péripéties qu’il n’était pas près d’oublier et qu’il aimait me relater à la moindre occasion qui se présentait, comme lors de ma dernière visite avec ses arrière-petits-enfants, à peine trois mois avant qu’il ne tire sa révérence à l’âge de 97 ans. Une vraie encyclopédie et une mémoire vivante, chaque partie de son corps témoignait de ce que fut sa vie et celle de ses semblables.
De ses mains rugueuses façonnées par le travail manuel où une diseuse de bonne aventure pouvait se perdre dans les lignes de sa main, aux traits de son visage marqué par de profondes rides dont chacune d’elles nous racontait une histoire. Il s’adonnait à cet exercice comme pour s’acquitter d’un lourd fardeau qui le pesait, celui de transmettre son héritage mémoriel, fruit d’une longue vie bien remplie d’un chibani. Les histoires, qu’elles soient faites d’anecdotes, de drames ou de joies, ne manquaient pas chez lui. Le pain rance, piétiné par les soldats français dans la gadoue, qu’on a ordonné de manger après, mais qu’il a, naturellement, refusé avec la tête haute et digne comme un affront à un colon trop sûr de lui par sa puissance, comme un message pour dire que nous sommes les descendants de gens libres et combatifs, qui ne courbent jamais l’échine. Les conséquences de cet acte brave et courageux l’ont traumatisé irréversiblement et à jamais. Ou le jour où sa clavicule s’était déboîtée pendant la manipulation d’un rail de chemin de fer, que lui et des compatriotes de l’Ouest algérien essayaient, tant bien que mal, de porter non sans peine sur les épaules, mais qu’à un moment donné, ils ont volontairement laissé glisser sur lui.
Ce jour-là, il découvre à ses dépens certains méfaits hérités de la colonisation comme l’hostilité régionaliste entre les enfants d’un même pays.
Un tableau qu’il dépeint en noir, toujours avec la même intensité, les mêmes larmes, la même mémoire encore vive et enfouie au plus profond de son âme. Comme la violence des foyers où le vol des malles individuelles était monnaie courante, en passant par ces nuits glaciales passées en forêts d’Hayange avec une simple kechabia pour se réchauffer, sans oublier ses passages à tabac tantôt par les messalistes du MNA et tantôt par les FLNistes de la Fédération de France, qui lui reprochaient, chacun de son côté de ne pas s’être acquitté des cotisations obligatoires imposées à tous les actifs algériens se trouvant sur le territoire français. Des cotisations mensuelles, dès lors déduites de son maigre salaire, un choix cornélien se posait à lui comme à ses compagnons d’infortune : honorer son rôle de chef de famille et envoyer un petit pécule en Algérie ou payer les coûts et les charges de plus en plus lourds et exorbitants de marchands de sommeil cupides et véreux ?
Le témoignage de mon défunt grand-père El Hadj Zitouni n’est qu’une infime partie de la grande souffrance qu’ont subie ceux qui allaient devenir, quelques décennies plus tard, nos aînés, nos sages : les chibanis. Même si El Hadj Zitouni a fait le choix de rentrer au bercail pour ne plus subir davantage son exploitation, voire son asservissement, lui qui ne cessait de répéter : «Je préfère mille fois souffrir chez moi que chez les autres.» Bon nombre de ses compatriotes ont, eux en revanche, fait le choix de rester par contrainte. Devenus retraités après de longues et pénibles années de bons et loyaux services et de dur labeur. À rendre une révolution armée possible et le vœu d’indépendance une réalité, à construire des infrastructures, à monter des automobiles, à produire à la chaîne en répétant les mêmes gestes sans sourciller, à participer à l’essor d’une économie florissante qui a fait de la France l’un des pays les plus riches de la planète, au détriment, parfois, de leur santé. Relégués brutalement à la catégorie de sous-citoyens loin des yeux, leurs conditions de vie ne se sont, hélas, guère améliorées, bien au contraire.
Leur quotidien n’est nullement à envier, ponctué par la solitude, l’isolement, le mal du pays, la précarité, la promiscuité et l’insalubrité des logements appelés Sonacotra(1) puis Adoma(2) où le caractère privé est un luxe. À cela s’ajoutent des difficultés à faire valoir leurs droits sociaux souvent par manque de maîtrise de la langue, mais aussi par le comportement qui les caractérise : la discrétion et l’introversion.
Leur maigre retraite et leur couverture médicale et sociale sont leur unique et seul filet de sécurité. Des «droits» arrachés au forceps et dont l’éligibilité est constamment vérifiée et remise en question, par d’incessants et intrusifs contrôles de la Carsa, la CAF, la MSA, la CPAM, la caisse des dépôts et je ne sais quels autres organismes. Âgés ils sont, migrants ils restent ! Vulnérables et analphabètes pour la plupart, ils sont souvent la cible des politiques ingrats et amnésiques, qui cultivent le populisme comme fonds de commerce. Décrets, circulaires, discours stigmatisants et politique du chiffre, conduisant les caisses de retraite à chercher les fraudeurs supposés parmi cette population déjà bien fragile. Des discriminations qui entraînent arbitrairement la suspension de versement d’allocations ou des demandes de remboursement échelonné sur dix, quinze, voire vingt ans à l’encontre parfois d’octogénaires en fin de vie. Une politique qui constitue une «préférence nationale déguisée» car il est plus simple de faire une descente dans un foyer de migrants à Paris que dans une résidence séniors haut standing dans le quartier huppé du Gueliz à Marrakech ou à la marina d’Agadir ou même le camping haut de gamme d’Essaouira au Maroc, où beaucoup de retraités «français» se dorent la pilule au soleil et vivent comme des pachas sans même s’inquiéter, l’espace d’un instant, d’un quelconque contrôle ou vérification, encore moins de leur fiscalité.
On estime en France les chibanis, toutes nationalités confondues, à environ 400 000 individus, dont 44% sont des Algériens. Ils sont victimes de facteurs de vulnérabilité sociale : ressources inférieures au plafond de la Cmuc (91%)(3), attente d’ouverture de droit à une protection maladie (85%), précarité du logement (85% n’ont pas de «chez-soi»), du séjour (84% sont dépourvus d’un document de séjour stable) et faible autonomie sociale (57% ne peuvent s’exprimer en français, et 9% n’ont personne pour les accompagner dans leurs démarches), auxquels s’ajoutent les difficultés liées aux handicaps physiques consécutifs au vieillissement précoce et/ou à la maladie. En matière de santé, ils sont principalement atteints de maladies cardio-vasculaires (taux global de 444 pour 1 000, plus élevé parmi les exilés d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest), de diabète (200 pour 1 000, plus élevé pour l’Asie du Sud et l’Afrique de l’Ouest), d’infection chronique par le VHC (90 pour 1000, plus élevé pour l’Afrique centrale) et de cancer (31 pour 1 000, plus élevé pour l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale), sans oublier les troubles psychiques (dépression et syndromes psycho-traumatiques) également fréquents compte tenu des causes et conditions de l’exil.
L’administration française a mis beaucoup de temps pour débloquer la situation sur le plan administratif. Il a fallu de longues luttes associatives et de douloureuses situations pour qu’enfin justice soit rendue à ces bâtisseurs invisibilisés. Un nouvel amendement est entré en vigueur depuis le 1er juillet 2019 pour pallier l’inégalité dont ont souffert ces anciens travailleurs par rapport à leurs homologues français. Car, en effet, nos chibanis, malgré la cotisation de toute une vie, étaient systématiquement radiés et dépourvus de leur couverture sociale, à l’instant que leur délai de séjour, hors de France, excède les six mois. Cet amendement leur permettra, théoriquement, de pouvoir, s’ils le souhaitent, finir leurs vieux jours parmi les leurs. Une victoire en demi-teinte, car le défi qui se profile au sein du mille-feuille administratif français est bel et bien celui de la mise en œuvre de ce texte. Entre la décision politique et l’effectivité de la loi sur le terrain peut s’écouler un délai incompressible de 3 à 4 ans, selon le témoignage de certains départements et régions. D’autres administrations ont tout bonnement fait fi de ce texte pour une mauvaise interprétation, semble-t-il, un décryptage biaisé étayé sournoisement par une mauvaise formulation du texte. Résultat ? Nos chibanis, prudents et craintifs, ne sont pas près de retrouver leur pays natal de sitôt, pour renouer les liens avec leurs enfants jusque-là «orphelins aux pères vivants», ou retrouver leur place dans une famille qui a appris, au fil des années, à exister sans eux ou tout simplement s’éteindre paisiblement.
Les pouvoirs publics et les responsables politiques et leur façon de traiter le cas des chibanis sont à l’image et à la hauteur de leur méconnaissance volontaire et leur désinvolture chronique. Il faut dire aussi que jusqu'à aujourd’hui, nos politiques algériens ont été moins sensibles aux cris de détresse et ont peu porté la voix de nos compatriotes lors de leurs déplacements dans les pays d’accueil.
Puis vint la pandémie de Covid-19 aux conséquences désastreuses auxquelles les chibanis ont été confrontés de plein fouet. En première ligne, ils sont désœuvrés, déboussolés et abandonnés à leur sort. Ils sont, à ce jour, manifestement livrés à eux-mêmes, dans des foyers où la distanciation physique, les protocoles sanitaires et les mesures barrières ne sont que de simples instructions verbales, loin d’être respectées et pour cause : la promiscuité, la surpopulation et l’insalubrité mélangées aux conditions spartiates font de ces lieux des clusters — foyers de contamination — en puissance.
Dans ces foyers de la mort, pour la plupart désertés par leurs gestionnaires par crainte d’être contaminés, les chibanis sont laissés pour morts. Ils viennent chaque jour gonfler anonymement les statistiques morbides et remplir les funérariums, dans l’attente, au meilleur des cas, d’un rapatriement, pour un dernier voyage retour froid dans une soute. Plusieurs associations tirent la sonnette d’alarme et expriment leur désarroi et leur sentiment d’impuissance face à une tragédie humaine qui se joue dans l’indifférence générale. à l’instar de l’association Addra portée par des bénévoles et des donateurs. Dans un tissu associatif algérien morcelé, elle essaie, tant bien que mal, depuis sa création en 2012, d’accompagner et protéger les personnes les plus vulnérables, les chibanis en priorité.
À tous les responsables politiques, à nos chancelleries et à leur tête les consuls, à nos députés parfois déphasés par rapport à la réalité et dont certains sont de fervents adeptes du braconnage électoral, l’heure est grave ! Les lieux où autrefois régnait la vie, certes avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses peines, où l’entraide et la solidarité entre pensionnaires étaient une nécessité absolue, où regorgeaient l’humilité, la sympathie et la sagesse, se dressent aujourd’hui, en temps de Covid-19, des pièges mortels et sans issue pour des êtres fragiles déjà condamnés, qui, jadis, essayaient de tuer le temps mais c’est le temps qui a fini par les tuer. «Dans notre France à nous, il n’y a que des ténèbres», à croire que Abdelmalek Sayad, dans son livre La double absence a tenu des propos prémonitoires qui prennent, hélas, aujourd’hui et demain, tous leur sens.
À Toi jeddi Zitouni et à tous les chibanis.
B. K. 
1 : Société nationale de construction de logements pour les travailleurs algériens.
2 : Sur les 168 foyers répartis à travers la France, 140 sont dans un état d’insalubrité.
3 : Complémentaire santé solidaire.

 

 


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