Nordine Aït Laoussine. Ancien ministre de l’Energie, président du cabinet Nalcosa

«Le consensus actuel repose sur un accord tacite temporaire entre l’Arabie Saoudite et la Russie»



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Dans cet entretien, l’ancien ministre de l’Energie Nordine Aït Laoussine analyse l’évolution du marché pétrolier et explique la fragilité du consensus qui est fondé sur une convergence d’intérêts conjoncturelle. Selon lui, l’équilibre est menacé par le surplus des stocks mondiaux accumulés pratiquement sans interruption depuis 2014.

– Les prix du pétrole ont poursuivi leur hausse ce week-end, en raison de la décision de l’Arabie Saoudite de réduire sa production en dehors du dernier accord de l’OPEP+. Qu’est-ce qui pourrait éventuellement conduire de nouveau à la baisse des prix ?

La décision de l’Arabie Saoudite de réduire volontairement sa production en deçà de ce qui a été convenu récemment au sein de l’Alliance OPEC+ a, en effet, amplifié l’augmentation du cours du Brent qui atteint désormais son plus haut niveau depuis avril dernier.

Si, à court terme, le Brent pourrait temporairement se stabiliser autour de 50 dollars/b, son évolution à moyen terme demeure incertaine.

Pour répondre à votre question, une nouvelle baisse des prix pourrait résulter de plusieurs facteurs :

– Une aggravation de la crise sanitaire qui retarderait la relance de l’activité économique et donc le rebond attendu de la demande pétrolière mondiale ;

– la propension de certains membres de l’Alliance à dépasser leur quota à la faveur de l’amélioration du marché ;

– le rythme d’augmentation de la production des membres dispensés de la règle des quotas, notamment la Libye et l’Iran ;

– la décision de l’Arabie Saoudite de suspendre sa réduction volontaire.

L’équilibre du marché reste fragile. Il est menacé par le surplus des stocks mondiaux accumulés pratiquement sans interruption depuis 2014. A fin 2020, leur niveau est resté supérieur à celui de fin 2016, lorsque l’OPEP et ses alliés avaient décidé d’éliminer progressivement leur excédent massif dans le cadre de l’Accord d’Alger de septembre 2016.

– Les pays composant l’OPEP+ ont pu, mais difficilement, arriver à un accord susceptible de stabiliser les prix du pétrole pour quelque temps. Pensez-vous que c’est un consensus qui peut durer ?

L’OPEP a effectivement perdu, depuis 2014, sa capacité à stabiliser les prix sans l’assistance des producteurs concurrents et notamment de la Russie. La création formelle de l’Alliance OPEC+ lui a permis de mettre un terme à la crise de 2014 à la suite de l’Accord d’Alger.

Le consensus de décembre 2016 a volé en éclats en mars 2019, suite à un désaccord au sommet qui a coïncidé avec l’apparition de la première vague de la Covid. L’effet combiné de l’augmentation outrancière de la production saoudienne et de la chute exceptionnelle de la demande a fait le reste.

Le consensus actuel est vulnérable pour plusieurs raisons :

– Il repose sur un accord tacite temporaire entre l’Arabie Saoudite et la Russie, axé essentiellement sur la sauvegarde de leurs revenus à court terme, alors que les perspectives nous annoncent l’effondrement des besoins pétroliers à moyen et long termes ;

– il est le résultat d’un compromis entre ces deux «leaders» qui ne partagent pas la même vision sur la meilleure façon de contrecarrer l’expansion de la production OCDE ;

– le compromis est avalisé, bon gré mal gré, par les autres membres de l’Alliance à qui il est demandé de réduire leurs exportations pour éponger un excédent massif de stocks auquel ils ont très peu contribué.

Le consensus actuel est instable. Il continuera à faire l’objet d’ajustements palliatifs, qui ne feront qu’ajourner de nouvelles mesures d’austérité, au lieu de procéder à une révision fondamentale des quotas.

– L’Algérie aurait joué un rôle important dans le rapprochement des visions qui étaient difficiles à converger…

L’Algérie a effectivement joué un rôle de premier plan dans la recherche d’un compromis entre des membres si différents en termes de leur situation économique et de leurs affinités géopolitiques respectives. Nous avions une influence prépondérante dans les décisions de l’Organisation dans les années 1970, malgré le niveau limité de notre production.

Notre passé révolutionnaire nous a naturellement conduit à l’avant-garde de la défense des pays exportateurs de pétrole, à travers la Session extraordinaire des Nations unies, convoquée à notre demande en avril 1974 et la Déclaration solennelle des chefs d’Etat de mars 1975.

L’influence démesurée que nous exercions alors sur les destinées de l’OPEP résultait de l’excellence des rapports entre le président Boumediene et le roi Fayçal d’Arabie Saoudite qui ne cachait pas son admiration pour notre lutte révolutionnaire d’émancipation.

Elle a été nourrie par la bonne entente et le respect mutuel existant entre feu Belaïd Abdesselam et Zaki Yamani, alors ministre saoudien du Pétrole.

Les rapports entre notre pays et l’Arabie Saoudite se sont détériorés à partir du début des années 1980, suite à l’abandon par l’OPEP, à l’initiative du royaume wahhabite, de sa stratégie traditionnelle de défense des prix, en modulant le niveau de sa production au profit d’une défense de sa part de marché.

Cette nouvelle démarche a souvent conduit l’Organisation à une impasse, comme en 1986, 1998, 2014 et au printemps dernier.

En raison de sa production limitée, notre pays s’est toujours opposé à la nouvelle démarche qui ne pouvait que conduire à une baisse des prix et ne profiter qu’aux pays qui disposaient d’une capacité excédentaire.

La résolution qui a déclenché la crise de 1986 a été, en fait, avalisée par une décision formelle unanime, à laquelle notre délégation, conduite par feu Nabi Belkacem, n’a pas été en mesure de s’opposer.

Nous avons par contre évité un nouvel effondrement des prix en 1999 avec l’Accord de Jakarta, grâce à l’intervention de notre ministre de l’époque, Youcef Yousfi (qui présidait alors la conférence ministérielle) qui a réussi à convaincre ses homologues de rejeter en bloc la proposition de l’Arabie Saoudite d’augmenter les quotas de façon démesurée.

La crise de 2014 était inévitable, malgré l’opposition officielle de notre délégation conduite par le même Yousfi. La crise de l’an dernier a été déclenchée par une décision subite et unilatérale du prix du pétrole saoudien pour laquelle nous n’avons même pas été consultés.

La perte progressive de notre influence sur les décisions de l’OPEP ne nous a cependant pas empêchés d’être une force constructive au sein de l’Organisation, ainsi que cela a été démontré avec l’Accord d’Oran de décembre 2008, celui d’Alger de 2016 et encore, tout récemment, sous la présidence du ministre Abdelmadjid Attar.

– L’OPEP, notamment ses membres dont les économies fonctionnent exclusivement grâce aux revenus provenant des hydrocarbures, espère le rebond de la demande mondiale avec la fin, apparemment lointaine, de la pandémie de la Covid-19. S’agit-il d’un espoir fondé ?

Les analystes s’attendent en effet à un rebond significatif de la demande cette année de l’ordre de 5% qui devrait, en principe, permettre à l’OPEP de retrouver momentanément le chemin de la croissance.

La fin de pandémie ne signifie cependant pas la fin de la crise. La pandémie a eu et continue d’avoir un impact considérable sur l’industrie pétrolière. Elle a modifié notre façon de vivre.

Certains changements seront sans doute temporaires, d’autres pourraient persister, s’il n’est pas mis fin rapidement à la crise sanitaire, alors que d’autres pourraient perdurer bien après la fin de la crise et conduire à la fin prématurée de l’ère du pétrole. Là est le véritable défi des pays qui dépendent exclusivement de la rente pétrolière.

– Ces pays, dont les économies dépendent exclusivement du pétrole, ont subi un double choc. L’Algérie en fait partie. Dans un tel contexte de crise, le plan de relance du secteur annoncé par le ministre de l’Energie que Sonatrach a programmé d’investir 40 milliards de dollars… 

Tout dépendra de notre capacité à assurer le financement du programme annoncé et de la mobilisation effective des partenaires locaux et étrangers de Sonatrach. Il faut compter, en outre, sur l’amélioration de l’efficacité et de la compétitivité de notre société nationale qui doit nécessairement retrouver la stabilité de son management. Il faut refaire confiance à Sonatrach.

– Que faut-il faire pour sortir du tout-pétrole, ce que le pays n’a jamais pu réussir  ?

Je me suis déjà longuement exprimé sur cette question et je vous remercie de me donner l’occasion de résumer mes propos à ce sujet.

Dans l’introduction de son dernier ouvrage sur Le Pétrole et le gaz naturel en Algérie, le frère Belaïd Abdesselam nous a rappelé que «dès le début de notre indépendance, nous avons rapidement pris conscience du fait que l’exploitation de nos hydrocarbures – don de Dieu et héritage de la colonisation – constituait un levier fondamental dans la conduite de l’économie du pays et la mise en œuvre du processus de développement dans tous les domaines».

Dès les premières années de notre indépendance, nous nous sommes fixé l’objectif de sortir progressivement du «tout pétrole», comme vous le dites, et œuvrer pour l’avènement d’une économie suffisamment diversifiée, capable de prospérer par elle-même dans ce qu’on appelait «l’après-pétrole».

Du temps de Boumediène, on disait qu’il fallait «semer le pétrole pour récolter le développement». Cet objectif a nécessité la réalisation de 4 mesures préalables : la récupération d’une partie de la rente pétrolière dont les Accords d’Evian nous avaient privés, la création de Sonatrach, la nationalisation des hydrocarbures et le développement intensif, même à pas forcés, des industries manufacturières sans lesquelles le recyclage de la rente pétrolière pouvait difficilement être assuré.

Cet objectif a été partiellement réalisé à la fin des années 1970. Selon le rapport Nabni publié à l’occasion du cinquantenaire de notre indépendance, «la période 1962-1978 a été marquée par une grande ambition économique (…) et les taux de croissance les plus élevés de ce premier cinquantenaire. Bien qu’elle n’ait pas été soutenue et qu’elle ait vite montré ses faiblesses en termes de productivité, elle a néanmoins révélé le potentiel industriel du pays et permis le développement de compétences et un savoir-faire qu’aucune autre politique mise en place depuis n’a pu produire». Cette politique avait quand même assuré le plein emploi avant la disparition du président Boumediène.

Avec le retard considérable que nous avons pris dans la diversification de notre économie et l’arrivée précoce du plafonnement de la demande pétrolière avant son déclin inéluctable, je doute que le débat sur la question de «sortir du tout-pétrole» soit encore d’actualité.

La diversification de notre économie doit demeurer un objectif primordial, alors que, face à l’épuisement inéluctable de nos réserves pétrolières, le développement accéléré des énergies renouvelables constitue notre meilleure relève pour assurer notre sécurité à long terme et le plein emploi. Ces priorités devront sans doute guider nos futures réflexions sur l’avenir énergétique du pays.


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