La langue officielle, la langue nationale et le cadeau empoisonné de la îssaba



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La question des langues en Algérie, dans son aspect politique notamment, a été le sujet d’un vrai tapage médiatique tout au long des différents épisodes du projet de révision constitutionnelle. Résolument, le problème du statut des langues en circulation dans le champ linguistique algérien connaît encore le désaccord d’une bonne partie du microcosme politique.

En effet, le placement de l’article 4 «le tamazight est langue nationale et officielle» comme constante intangible de la nation a suscité une désapprobation de plusieurs partis politiques qui prétextent qu’une révision juste et démocratique de la constitution suppose l’ouverture du débat sur toutes les composantes du texte fondamental de l’Etat.

Cette énième sortie de la classe politique (et non politique) par rapport à la question du statut des langues en Algérie constitue certainement une bonne occasion pour s’arrêter sur la question de la légitimité (ou non) d’octroyer au tamazight le statut de langue nationale puis langue officielle, la légitimité (ou non) de réserver le statut de langue officielle à l’arabe (seulement) et surtout ce que préconise la science (la linguistique) en pareille situation.

Commençons tout d’abord par un détour sur les concepts de langue officielle et de langue nationale afin de permettre au lecteur de se faire une idée sur la signification que la science leur réserve. Premièrement, il faut savoir qu’il y a un principe fondamental en linguistique qui dit que toutes les langues se valent, que toutes les langues sont égales. En effet, toutes les langues disposent des mêmes structures, toutes les langues sont des systèmes, toutes les langues ont une grammaire, toutes les langues possèdent un capitale vocabulaire, toutes les langues peuvent être écrites, etc.

En fait, linguistiquement parlant, il n’existe pas de hiérarchisation ou de classification des langues, c’est l’Homme ou plutôt le Politique qui établit ces dernières dans un ordre obéissant généralement à des considérations diverses qui ne répondent pas nécessairement à une logique constante. Par exemple, on associe la langue officielle à la langue de la majorité des citoyens alors que cela est totalement erroné. En Indonésie, deuxième plus grand réservoir linguistique au monde avec pas moins de 670 langues, la langue officielle est le malais (appelée aussi indonésien).

C’est la langue mère d’un peu plus de 30 millions de locuteurs sur une population globale dépassant les 260 millions d’habitants. Là-bas, le malais est la langue d’une minorité, néanmoins il dispose du statut de langue officielle. L’unique classification des langues qui peut sortir du giron politique demeure celle prenant en compte le nombre de locuteurs. Louis-Jean Calvet (1999) établit une classification des langues en quatre niveaux : la langue hyper centrale (l’anglais, parlé pratiquement par la majorité de la population planétaire), les langues super centrales (arabe, espagnol, chinois, hindi, français, etc.), les langues centrales et les langues périphériques.

Hiérarchiser les langues en langue officielle et langue nationale est donc un processus purement politique qui tend, selon Pierre Bourdieu, à instaurer le «pouvoir symbolique» de l’Etat. En effet, la langue officielle a depuis toujours été le résultat du processus de construction de l’Etat, un processus qui promeut une stratégie politique consistant à unifier le marché linguistique en imposant une langue connue sous les appellations de langue officielle, langue standard, langue légitime, langue commune, langue normalisée, langue dominante ou langue de l’Etat.

Si on avance que la langue officielle est une langue commune ce n’est surtout pas parce que tout le monde la parle, mais parce que tout le monde a été amené à la parler. La langue officielle ne correspond pas, la plus part du temps, à la langue maternelle ; c’est juste une langue qui a bénéficié de privilèges qui ne sont pas liés à ses propriétés intrinsèques.

Ces privilèges, qui sont acquis au cours du procédé d’unification du marché linguistique, se concrétisent à travers une opération d’objectivation qui consiste à écrire et à codifier (grammaire, orthographe, etc.) la langue officielle. En fait, la valorisation ou la dévalorisation d’une langue passe aussi par les procédés d’écriture et de codification. Lorsqu’on cherche, par exemple, à marginaliser-dévaloriser une langue, il suffit de l’abandonner tout bonnement à l’état de patois populaire purement oral.

Comme nous venons de le souligner plus haut, l’objectif du processus d’unification du marché linguistique se résume dans l’installation du pouvoir symbolique de l’Etat : «Il serait naïf d’imputer la politique d’unification linguistique aux seuls besoins techniques de la communication entre les différentes parties du territoire […] ou d’y voir le produit direct d’un centralisme étatique décidé à écraser les « particularismes locaux». «Le conflit […] est un conflit pour le pouvoir symbolique qui a pour enjeu la formation et la ré-formation des structures mentales» (Bourdieu). Le lieu optimal où peut s’exécuter le processus d’unification linguistique est l’école, c’est là où l’Etat «fabrique les similitudes» afin de semer dans le groupe social la notion de communauté qui constitue le ciment de la nation.

La langue officielle peut se définir donc comme une langue qui a bénéficié d’un processus proprement politique au terme duquel les locuteurs ont été amenés à l’accepter comme légitime et commune. Elle est reconnue par les textes législatifs comme la langue d’expression officielle de l’Etat.
La langue nationale, pour sa part, partage quelques similarités avec la langue officielle. Par exemple, la langue nationale bénéficie également de textes législatifs qui traduisent sa reconnaissance par l’Etat. En fait, le premier niveau de hiérarchisation des langues édifié par le Politique n’est en fin de compte que la reconnaissance (ou non) d’une langue par l’Etat. Lorsque l’Etat décide de reconnaître l’existence d’une langue, pour quelconque raison, il lui confère un statut. Donc, la première étape de classification des langues chez le politique, c’est bien de les reconnaître, de les accepter et de les admettre comme existantes.

Ce n’est qu’après cette étape fondamentale que le politique procède à la hiérarchisation des langues (reconnues) en langue officielle «légitime» et langue(s) nationale(s) «tolérée(s)». Si un Etat avait à rendre public son «plan d’aménagement linguistique», il s’en dégagerait deux niveaux différents de classification des langues : niveau 1 : les langues reconnues vs les langues non reconnues ; niveau 2 : langue reconnue-légitime (officielle) vs langue reconnue-tolérée (nationale). La langue nationale se définit ainsi comme une langue reconnue par l’Etat comme existante sur son territoire.

Le cadeau empoisonné de la îssaba

Une description exacte de la situation dans laquelle se trouve le tamazight aujourd’hui rendrait compte plutôt d’une langue nationale et non officielle. Le tamazight a bel et bien été reconnu par l’Etat comme langue nationale en 2002 puis langue officielle en 2016, néanmoins il ne dispose toujours pas de la légitimité dont jouissent les langues d’Etats. Le tamazight a certes bénéficié de privilèges et d’une politique linguistique favorable (les textes législatifs, l’intégration dans le système scolaire, l’usage dans la télévision de l’Etat, le HCA, l’académie, les radios locales et bien d’autres mesures-structures politiques), cependant il demeure toujours en deçà du seuil des espérances de la communauté berbérophone.

On a expliqué plus haut que le processus d’unification du marché linguistique et de la légitimation-officialisation d’une langue était une politique spécifique au projet de construction de l’Etat. Pour établir son pouvoir symbolique, l’Etat adopte-impose une langue comme la Sienne. Ce principe politique d’unification du marché linguistique, en plus de découler d’une idéologie de la pensée unique, est en flagrante opposition avec le précepte de la diversité linguistique. L’Etat algérien est le couronnement d’un processus de construction basé sur le principe de la langue unique, son pouvoir symbolique s’est établi et se manifeste à travers une seule langue.

C’est en réalité une nature qui fait que cet Etat ne peut s’accommoder d’une pluralité linguistique. Nous avons peut-être là une des raisons qui explique pourquoi le tamazight est une langue officiellement officielle et réellement nationale. Concrètement, l’Etat algérien fonctionne toujours avec une seule langue et n’admet pas encore l’idée d’une diversité linguistique. Cela permet de déduire aussi que les mesures-structures politiques ne suffisent pas à promouvoir une langue au rang «réel» de langue officielle. La volonté sincère de l’Etat de se doter d’une seconde langue est un facteur décisif dans la promotion de la politique de diversité linguistique.

La promotion du tamazight en langue officielle par la Issaba est un cadeau empoisonné. Cette décision a été prise sans aucune volonté sincère de respecter le principe naturel de la diversité linguistique et encore moins pour établir le tamazight dans le rang qui est le sien.

Les quatorze années qui ont suivi la reconnaissance du tamazight comme langue nationale étaient les années où il fallait faire le travail de fond, les années où il fallait amorcer un processus d’objectivation de la langue tamazight, les années où il fallait ouvrir grand le débat sur la question de la graphie optimale pour cette langue, etc.

Dix-huit ans après la reconnaissance du tamazight par l’Etat, le résultat est là : les locuteurs qui ont cru que leur langue était «réhabilitée» dans ses droits se sont retrouvés devant le constat amer d’une tromperie politique portant le cachet officiel de l’Etat. Il fallait peut-être prendre au sérieux les paroles de Boutef lorsqu’il a juré un 3 septembre 1999 à Tizi Ouzou que le tamazight ne serait jamais langue officielle !

La masse parlante berbérophone (kabyle, chaoui, mozabite, touareg…) assume une bonne part de responsabilité dans l’état fâcheux d’inertie que vit le tamazight aujourd’hui. Toutes les initiatives dont cette langue était objet (HCA, Académie, etc.) se sont révélées factices et éphémères car l’œuvre de calculs machiavéliques de la Issaba. Je rappelle ici le boucan médiatique suscité par le lancement de l’académie du tamazight et qui, en fin de compte, n’était que du trompe-l’œil imaginé et mis en scène afin d’absorber la grogne de la communauté berbérophone.

Réduire l’abîme entre ce qui est arrêté par les textes législatifs et ce qui est effectif pour une langue relève aussi du devoir des locuteurs. La politique linguistique ne relève pas de la compétence exclusive de l’Etat, la communauté linguistique est appelée à jouer un rôle capital dans l’aménagement, la sauvegarde et l’épanouissement des langues. Le monde académique, associatif, etc. algérien peut très bien se saisir du projet d’objectivation de la langue tamazight en installant des think-tank spécialisés de berbérophones et de non berbérophones chargés de codifier et d’écrire cette langue en lui proposant le système graphique le plus avantageux. Des initiatives pareilles constitueront certainement des solutions pourvoyant les langues nationales (centrales et périphériques) d’un capital symbolique et matériel qui leur permet de progresser verticalement dans la hiérarchie politique des langues.

La politique de l’Etat algérien en matière d’aménagement linguistique n’est pas très exemplaire, particulièrement lorsqu’il s’agit de respecter le principe de diversité linguistique. La décision de placer l’article 4 «le tamazight est langue nationale et officielle» comme une constante intangible de la nation n’a pas été prise, à mon sens, par respect à cette langue ou par respect au principe de diversité linguistique, mais plutôt par calculs politiciens [prévenir un très sérieux risque de fracture sociale déclenchée et nourrie par les extrémistes de part (arabophones) et d’autre (berbérophones)].

Cette décision n’aspire pas à protéger une minorité de «la tyrannie de la majorité» ou à respecter le principe de plurilinguisme ou de pluriculturalisme. L’idée de placer le statut du tamazight comme constante intangible est une décision politique qui s’impose comme la moins affligeante pour l’Etat. Entre 1- faire machine arrière et révoquer le statut actuel du tamazight (et s’attirer les foudres de tous bords), 2- déverrouiller l’article 4 et ouvrir le débat sur la question du statut du tamazight (inviter les réactionnaires et autres extrémistes à dynamiter le peu de paix sociale gagnée par la reconnaissance et l’officialisation du tamazight et accroitre les risques de fracture sociale), 3- classe l’article 4 constante intangible et avoir quelques partis (les islamistes surtout) sur le dos ; le choix était très clair.

Toutes les décisions de l’Etat algérien concernant le marché linguistique sont toujours prises soit pour calmer l’ébullition de la rue soit pour faire passer un vote. Réfléchir politiquement au développement et à l’épanouissement des langues locales est un projet qui n’est malheureusement pas encore inscrit à l’ordre du jour du pouvoir. Manifestement, les pratiques démoniaques de la îssaba en matière de politique linguistique ne sont pas révolues. D’ailleurs, comment peut-on espérer un changement des pratiques lorsque «l’Algérie nouvelle» refuse de se séparer des gueules qui ont servi la îssaba.

 

Par Abdelouahid Khenifer

Université de Laghouat


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