Un petit pas dans la bonne direction



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Après avoir reconnu le 13 septembre 2018 que Maurice Audin avait été torturé et exécuté par l’armée française à la faveur d’un «système légalement institué», Emmanuel Macron a reconnu solennellement, ce mardi, suivant en cela une des «préconisations» du Rapport Stora, que «Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné». Comme avec Larbi Ben M’hidi, l’armée française a longtemps entretenu le récit selon lequel Ali Boumendjel, mort le 23 mars 1957, «s’est suicidé», prétendant qu’il s’était jeté du 6e étage d’un immeuble tenu par des parachutistes français à El Biar. La famille du chahid a toujours demandé que la vérité soit faite sur les circonstances de son exécution.

Le président français Emmanuel Macron a reçu ce mardi 2 mars 2021 à l’Elysée «quatre des petits-enfants d’Ali Boumendjel pour leur dire, au nom de la France, ce que Malika Boumendjel aurait voulu entendre : Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné». Un aveu qui met fin à un odieux mensonge qui entretenait le mythe que le chahid Ali Boumendjel «s’est suicidé» pour masquer un crime d’Etat.

En écho à l’une des «préconisations» du Rapport Stora, Emmanuel Macron a reconnu, ce mardi 2 mars, la responsabilité de l’Etat français dans l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel. C’est ce qu’a annoncé un communiqué de l’Elysée où l’on peut lire : «Conformément à la mission que le président de la République lui avait confiée, Benjamin Stora a remis, le 20 janvier dernier, son rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Parmi ses préconisations figure la reconnaissance par la France de l’assassinat d’Ali Boumendjel, avocat et dirigeant politique du nationalisme algérien».

Et le communiqué de préciser : «Aujourd’hui (mardi, ndlr), le Président de la République a reçu au palais de l’Elysée quatre des petits-enfants d’Ali Boumendjel pour leur dire, au nom de la France, ce que Malika Boumendjel aurait voulu entendre : Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné». Pour rappel, Emmanuel Macron avait reconnu de la même façon, le 13 septembre 2018, «que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile», ajoutant que cette mort «a été rendue possible par un système légalement institué».

En recevant les membres de la famille du chahid Ali Boumendjel, M. Macron leur a également fait part de «sa volonté de poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années pour recueillir les témoignages et encourager le travail des historiens par l’ouverture des archives afin de donner à toutes les familles des disparus, des deux côtés de la Méditerranée, les moyens de connaître la vérité. Ce travail sera prolongé et approfondi au cours des prochains mois afin que nous puissions avancer vers l’apaisement et la réconciliation».

L’Elysée souligne : «La génération des petits-enfants d’Ali Boumendjel doit pouvoir construire son destin, loin des deux ornières que sont l’amnésie et le ressentiment. C’est pour eux désormais, pour la jeunesse française et algérienne, qu’il nous faut avancer sur la voie de la vérité, la seule qui puisse conduire à la réconciliation des mémoires. C’est dans cet esprit que le président de la République a souhaité faire ce geste de reconnaissance, qui n’est pas un acte isolé». Et de marteler : «Aucun crime, aucune atrocité commise par quiconque pendant la Guerre d’Algérie ne peut être excusé ni occulté. Ils doivent être regardés avec courage et lucidité, dans l’absolu respect de toutes celles et ceux dont ils ont déchiré la vie et brisé le destin».

Revenant sur les terribles circonstances dans lesquelles a été exécuté l’avocat nationaliste, le document de l’Elysée livre ce récit glaçant : «Au cœur de la Bataille d’Alger, il fut arrêté par l’armée française, placé au secret, torturé, puis assassiné le 23 mars 1957. Paul Aussaresses avoua lui-même avoir ordonné à l’un de ses subordonnés de le tuer et de maquiller le crime en suicide».

La déclaration solennelle n’a pas manqué d’exprimer aussi une pensée émue pour Malika Boumendjel, l’épouse de l’avocat martyr et «ses quatre enfants âgés alors de sept ans à vingt mois : Nadir, Sami, Farid et Dalila». «Malika Boumendjel nous a quittés il y a peu, elle aurait eu cent deux ans aujourd’hui. Elle avait fait du combat pour la vérité sur les circonstances de la mort de son mari, de son père, Belkacem Amrani, de son frère, André Amrani et de leur ami Selhi Mohand, tous disparus en 1957, celui de sa vie. Elle voulait que la vérité soit connue et reconnue de tous, pour sa famille, pour l’Histoire, pour l’Algérie et pour la France où certains de ses enfants et petits-enfants construisaient leur vie».

«Surtout qu’on ne nous parle plus de suicide»

Dans une interview accordée au journal Le Monde, parue le 3 mai 2001, Malika Boumendjel livrait un témoignage bouleversant où elle disait : «Ma vie de femme s’est arrêtée le 23 mars 1957. C’était un dimanche. Mon plus jeune frère est arrivé en criant : ‘‘Ali s’est suicidé !’’ Il tenait un journal à la main. Je me suis sentie comme anéantie, et en même temps je n’arrivais pas à y croire (…) Je suis rentrée chez moi dans un état second. Les militaires nous ont annoncé que les obsèques n’auraient lieu que le mercredi suivant, mais le corps ne m’a pas été rendu. Le jour de l’enterrement a été pire que tout. Je suis allée à la morgue. J’y ai aperçu Massu, en train de rendre les honneurs à un militaire tombé au combat. Pendant ce temps-là, on faisait passer en vitesse un cercueil plombé, celui de mon mari, qu’on a chargé à bord d’une fourgonnette, avant de prendre la direction du cimetière, sous escorte policière. Tout a été expédié en un quart d’heure. Ali a été enterré comme cela, sans cérémonie, sans rien. Il avait trente-huit ans».

Elle poursuit : «Je me suis retrouvée seule avec mes quatre enfants âgés de sept ans à vingt mois : Nadir, Sami, Farid et la petite Dalila. J’ai appris peu à peu les activités politiques de mon mari. L’un de ses anciens camarades m’a appris qu’il avait été le conseiller politique d’Abane Ramdane. C’était un avocat engagé, un humaniste et un pacifiste.»

A la fin de l’interview, Malika Boumendjel émettait ce souhait : «Ce que je souhaite aujourd’hui avec mes quatre enfants, c’est que la lumière soit faite. Nous l’attendons depuis quarante-quatre ans (en 2001, ndlr). Nous avons repris espoir l’année dernière, avec l’affaire Louisette Ighilahriz, mais le choc, ça a été les aveux d’Aussaresses. Un peu plus tard, le 12 décembre, Libération a publié un papier désignant nommément Aussaresses comme l’assassin de mon mari et de Ben M’hidi. Depuis, on n’a plus de doutes là-dessus, mais nous voulons que la vérité soit dite : Ali ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné. Surtout qu’on ne nous parle plus de suicide, c’est primordial pour nous ! Nous ne disons pas cela dans un esprit de vengeance, nous estimons seulement avoir droit à la vérité. C’est indispensable pour l’Histoire encore plus que pour nous.»

«C’est courageux !»

Ali Boumendjel est né le 24 mai 1919 à Relizane. Sa famille est cependant originaire de Beni Yenni, en Kabylie. Son père était instituteur. A la création de l’UDMA en 1946, il adhère d’emblée au parti de Ferhat Abbas. «Le père, et surtout les deux frères, Ahmed et Ali, ont été engagés dans l’Association des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), puis, à partir de 1946, dans l’UDMA de Ferhat Abbas.

A leurs niveaux de responsabilité différents, ils ont tous les deux participé à une décennie de vie partisane, durant laquelle le MTLD, l’UDMA et le PCA ont animé la vie politique du 2e collège électoral en luttant pour l’indépendance», soulignait l’historienne Malika Rahal, auteure de Ali Boumendjel, une affaire française, une histoire algérienne, dans une interview à El Watan-Week End (édition du 24 mars 2017). «A partir de l’insurrection, ajoutait l’historienne, il participe à la défense des militants du FLN dans le Collectif des avocats aux côtés de Amar Bentoumi, Arezki
Bouzida, Mohammed Hadj Hamou et bien d’autres».

Arrêté le 9 février 1957, Me Boumendjel sera torturé puis assassiné le 23 mars 1957. Un article du Monde daté du 26 mars 1957 titrait : «L’avocat s’est jeté d’une terrasse située au 6e étage de l’immeuble où il était détenu par les parachutistes». L’immeuble en question est situé au «92, avenue Clemenceau (aujourd’hui Ali Khodja) à El Biar», précise Malika Rahal qui l’a visité.

Sollicité pour nous livrer son sentiment sur ce nouveau geste mémoriel d’Emmanuel Macron, l’historien Fouad Soufi nous dira au téléphone : «Je pense que c’est une bonne chose. Tout ce qui rapproche les deux pays est toujours une bonne chose. Reconnaître un crime, c’est encore une meilleure chose. C’est courageux. D’un autre côté, par rapport au travail de M. Stora, je note qu’au moins une de ses préconisations a été appliquée. C’est une politique des petits pas et j’espère que cela va aller encore plus loin».

L’historien fera remarquer dans la foulée : «Maintenant, c’est à nous de faire le travail. Ce n’est pas aux Français de dire nous avons tué. C’est à nous d’établir qu’ils ont tué et dans quelles conditions ils ont commis ces crimes. Cela fait presque soixante ans que nous sommes indépendants et on n’a pas la liste de nos martyrs. Cela doit être fait dans chaque village, dans chaque ville. C’est à nous qu’il incombe d’accomplir ce travail. On ne doit pas attendre que les Français le fassent. Et on ne peut pas se contenter continuellement de réagir, il faut agir. Ça devient fatigant d’attendre qu’une décision soit prise outre-Méditerranée pour que ça nous fasse bouger.»


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