A chaque appel du devoir, les braves citoyens de Kherrata ont arrosé et irrigué généreusement de leur sang la terre de ce pays. Aujourd’hui, ils n’attendent rien en retour. Leur seul espoir est que la révolution continue.
Pacifiquement, car trop de sang a coulé. Qu’elle continue jusqu’à la libération totale de ce pays des mains de ceux qui ont confisqué son indépendance et privatisé ses richesses.
Blottie aux pieds de deux imposantes montagnes, Adrar Amellal et Adrar Mahrira, en équilibre précaire sur les deux rives de Oued Aguerioun, Kherrata est une ville de passage entre les Hauts-Plateaux sétifiens et les montagnes kabyles de Tababort. Située à équidistance de Sétif, 55 kilomètres, et Béjaïa, 60 bornes, la ville a de tout temps connu un important mouvement entre ses deux pôles économiques.
Cela fait trois mois que l’on prépare d’arrache-pied ce premier anniversaire de la marche du 16 février, qui marque le déclenchement de la révolution du peuple algérien contre le système.
Il ne s’agit pas de fêter quoi que ce soit car, pour le moment, nous n’avons pas arraché grand-chose, mais nous voulons que cela serve pour nous remobiliser et continuer le combat.
A cet effet, nous lançons un appel à tous les citoyens algériens libres et fiers de venir marcher avec nous», lance Hmidouche, employé dans une entreprise privée et membre du comité citoyen de la ville de Kherrata.
Blottie aux pieds de deux imposantes montagnes, Adrar Amellal et Adrar Mahrira, en équilibre précaire sur les deux rives de Oued Aguerioun, Kherrata est une ville de passage entre les Hauts-Plateaux sétifiens et les montagnes kabyles de Tababort.
Habituellement, c’est le genre de ville où l’on s’arrête pour un café ou une bouteille d’eau tout au plus. Située à équidistance de Sétif, 55 kilomètres, et Béjaïa, 60 bornes, la ville a de tout temps connu un important mouvement entre ses deux pôles économiques.
C’est plutôt un bon poste d’observation. «On peut déterminer l’état de l’économie nationale rien qu’en regardant les poids lourds qui font la navette entre le port de Béjaïa et les pôles commerciaux et économiques de Sétif et El Eulma», dit Karim C., enseignant et également membre du comité citoyen de la ville. «Et en ce moment, je peux vous dire que ça ne va pas fort du tout.
Il y a un recul de près de trois quarts du trafic routier des poids lourds. Les containers sont devenus très rares et puis regardez le nombre de camions vides», dit-il en pointant du doigt la route qui charrie «un flot ininterrompu de poids lourds et légers», ajoute Karim qui a consenti bien gentiment à nous servir de guide.
La ville est incroyablement animée et encombrée en cette fin de journée du jeudi 13 février. Trouver une place de stationnement relève de l’exploit.
Les nouveaux immeubles qui sentent encore la peinture fraîche empiètent carrément la chaussée, et l’immense carcasse de ce qui est appelé à devenir un hôtel de luxe trône au milieu du centre-ville.
Ici, comme dans toute l’Algérie, les incontournables superettes, fast-foods et magasins de téléphonie mobile ou de vêtements se disputent les clients tandis que les fourgons de transport en commun font le plein de voyageurs et d’écoliers pressés de rejoindre leurs villages.
«Les hommes de l’argent ont transformé la ville», dit Karim qui répugne à parler d’hommes d’affaires mais d’argent. «Ils ont acheté des terrains à 100 DA le mètre carré pour ériger des immeubles et aujourd’hui le dernier local se négocie à deux milliards de centimes ou se loue à 10 ou 12 millions de centimes le mois», lâche encore Karim.
Ce qui, selon lui, ne laisse d’autre alternative aux jeunes de la ville qui veulent se lancer dans le commerce que de planter une table sur le trottoir. La vie est une affaire de gros sous après tout. Le tissu industriel de la ville est obsolète. Vestiges des tentatives d’industrialisation de l’ère Boumediène, Sonipec est fermée depuis 8 ans et Sonitex est sur le point de l’être.
Rebaptisée Moulins de la Soummam, l’ex-Sempac, elle, s’en tire beaucoup mieux que ses sœurs et arrive tant bien que mal à se maintenir à flot. A défaut de fournir des chaussures ou des costumes aux Algériens, Kherrata fournit des ressources bien plus précieuses.
Avec ses montagnes bien arrosées, elle a tout de temps été le réservoir d’eau de toute la région. Une eau qui fournit également l’électricité qui éclaire des milliers de foyers par le biais de la centrale électrique de Darguina, localité sise à la sortie de Gorges vers Béjaïa.
Paysages féeriques et histoire tragique
Kherrata est justement célèbre pour ses gorges aux paysages féeriques et à l’histoire tragique. Aujourd’hui, elle dispose d’une nouvelle petite portion de tunnel plus aérée et plus éclairée que les boyaux mal éclairés et mal aérés qui font la terreur des automobilistes qui les empruntent, et un nouveau pont de contournement qui enjambe l’oued Aguerioun. Si elle n’en finit pas de compter ses routes, ses ponts et ses tunnels, la ville n’a pas seulement, pour autant, une histoire de ponts et chaussées.
C’est aussi une histoire de révolutions et de révoltes matées dans le sang. Récemment encore, elle a initié la première marche de la révolution-hirak. Rien d’étonnant, pour Karim. «Nous avons une responsabilité historique vis-à-vis de nos ancêtres qui ont initié les révoltes du 8 Mai 1945. Leur sang coule toujours dans nos veines», dit-il avec le sourire.
Militant syndicaliste et associatif de longue date, Karim est l’une des chevilles ouvrières de la révolution de la liberté à Kherrata même si sa modestie et son humilité naturelles l’empêchent de le reconnaître et lui dictent de ne pas se mettre en avant.
Il a été l’un des principaux initiateurs et le porte-parole de la fameuse marche du 16 février 2019, cette étincelle qui a lancé le soulèvement pacifique du 22 Février. Avec une fierté non dissimulée, Karim souligne que les événements tragiques d’Octobre 1988 ont commencé au village de Merouaha le 3 octobre, avant de se poursuivre à Kherrata le 4 octobre, puis à Alger le 5.
Dans l’étroit défilé des gorges, un endroit est aujourd’hui encore connu sous le nom de Hinouz. Du nom du pharmacien Mohand Arab Hinouz, l’un des premiers nationalistes activités de la ville et l’un des premiers martyrs à avoir été jeté du haut de la falaise. D’ailleurs, toute sa famille a été exterminée, raconte Karim.
Aujourd’hui, l’heure est à la mobilisation pour fêter dignement et comme il se doit le premier anniversaire de la marche du 16 février. Elle avait nécessité, à l’époque, de la part du comité d’organisation, une dizaine de jours de préparation.
Travail d’approche, réunions de sensibilisation dans les cafés et les quartiers, confection des banderoles et des pancartes et beaucoup de diplomatie et de tact. «Les jeunes étaient désespérés et blasés. Ils avaient perdu confiance en tout le monde, y compris dans les imams des mosquées.
Les 20 ans de règne de Bouteflika avaient eu raison des espoirs des citoyens qui ne voyaient le salut nulle part. On avait atteint le point de non-retour», décrypte Karim. «Le plus difficile était l’état d’esprit des jeunes. Alors, on s’est entouré de jeunes crédibles et probes avant d’entamer le travail de proximité dans les quartiers.
C’est vrai que le 5e mandat a été la goutte qui a fait déborder le vase, mais les gens étaient déterminés à changer le système. Nous avons donc décrété un deuil illimité jusqu’à la chute du système», poursuit Karim. Le jour J tout le monde est surpris par l’immense foule qui avait répondu présent.
Pas de marche arrière sans avoir reconquis la liberté
La placette où s’est tenue la prise de parole après la marche vient tout juste d’être rebaptisée en l’honneur de cet événement.
Sur place, des citoyens de tout âge s’activent à finir l’édification de la stèle qui doit symboliser le nouveau combat du peuple algérien pour reconquérir sa liberté confisquée et rebâtir un Etat de droit, d’égalité et de justice sociale. Pour ce premier anniversaire, Kherrata a vu grand et appelé à une marche nationale en son sein.
Les préparatifs vont bon train pour la réussite de la marche, l’inauguration de la stèle de la liberté, l’invitation de tous les anciens détenus du hirak et l’offrande d’un grand repas collectif en signe de solidarité.
Hmidouche intervient pour fournir quelques explications. «Cette stèle est pour commémorer le premier anniversaire du déclenchement de la révolution citoyenne contre le système. La stèle représentera deux mains enchaînées qui se libèrent et retrouvent leur liberté.
Cela veut dire qu’on ne fera pas marche arrière avant d’avoir reconquis notre liberté. En même temps, cet endroit sera un espace de débat et de liberté d’expression pour tous les citoyens. Débattre de tout sans tabou ni censure», dit-il.
Mourad, qui se définit comme un simple citoyen, tient à expliquer le symbolisme autour de cette stèle. «Il y a trois éléments principaux, le premier est l’identité avec le Z amazigh, la carte géographique de l’Algérie, puis les deux soulèvements du Printemps berbère de 1980 et celui du Printemps noir de 2001.
Aujourd’hui, tout le monde parle du 22 février et oublie de dire que le mouvement a commencé ici à Kherrata le 16 !» dit-il.
Mourad raconte encore que c’est la même chose avec les événements tragiques du 8 Mai 1945, qui auraient commencé avec des attaques menées le 7 mai par des combattants nationalistes dans la ville de Kherrata, et de sanglantes représailles le lendemain, jour de souk, sur les citoyens venus faire leur marché. «Sous la mitraille des soldats colons, les Algériens sont tombés par dizaines», relate Mourad.
A chaque fois qu’il l’a fallu, les braves montagnards de Kherrata ont arrosé et irrigué généreusement de leur sang la terre de ce pays.
Aujourd’hui, ils n’attendent rien en retour. Leur seul espoir est que la révolution continue. Pacifiquement, car trop de sang a coulé. Qu’elle continue jusqu’à la libération totale de ce pays des mains de ceux qui ont confisqué son indépendance et privatisé ses richesses.